Chronique Internet

Chrome accusé d’être monochrome

d'Lëtzebuerger Land vom 20.07.2018

Pour un navigateur dont le symbole est un éventail de couleurs, c’est un comble : Chrome, le navigateur de Google, est accusé par la Commission européenne d’être éminemment monochrome. La Commission a ouvert un nouveau front contre Google cette semaine en lui infligeant une amende de 4,34 milliards d’euros pour avoir imposé de manière abusive son moteur de recherche et son navigateur dans le système d’exploitation pour mobiles Android. Google, qui a 90 jours pour se conformer à la décision de la Commission, a immédiatement fait savoir qu’il faisait appel – un appel qui, sauf surprise, ne sera pas suspensif.

Google est un habitué des enquêtes pour abus de position dominante de la Commission et a déjà écopé d’amendes salées à plusieurs reprises pour des pratiques jugées monopolistes, la dernière fois en juillet 2017, d’un montant de 2,4 milliards d’euros, pour avoir privilégié ses propres services de shopping en ligne au détriment de ses concurrents. Mais l’amende de cette semaine est un record à tous points de vue.

Détaillant les accusations de la Commission lors d’une conférence de presse, la commissaire Margrethe Verstager a précisé que les pratiques « illégales » reprochées à Google avaient permis au groupe américain d’asseoir sa domination en matière de publicité mobile en ligne, dont Google contrôle environ un tiers au plan mondial.

Elle a énuméré trois façons dont la firme de Mountain View met en avant Chrome et son moteur de recherche depuis 2011 : en contraignant les fabricants de mobiles à préinstaller Chrome, sous peine de ne pas avoir accès à Play Store, la boutique d’apps de l’écosystème Android ; en payant des fabricants importants pour ne préinstaller que Chrome sur leurs appareils (une pratique qui a cessé en 2014) ; et enfin en s’opposant à ce que des fabricants disposés à préinstaller des applications Google vendent des appareils des versions alternatives d’Android non approuvées par Google. « Google a utilisé Android pour asseoir la domination de son moteur de recherche », a résumé Margrethe Verstager, y voyant un obstacle inadmissible imposé par Google à ses concurrents et de nature à étouffer l’innovation.

Google peut faire valoir que rien n’empêche ni le choix d’un moteur de recherche alternatif dans Chrome ni l’installation d’autres navigateurs. Mais la grande majorité des consommateurs sont connus pour leur inertie à cet égard et leur tendance à se contenter des outils préinstallés sur leurs appareils. Il faut reconnaître que ces pratiques sont efficaces : Google contrôle un tiers de la publicité mondiale sur mobiles, un marché que la firme spécialisée eMarketer chiffre à quarante milliards de dollars en-dehors des États-Unis.

Même si la Commission a toutes les raisons du monde de vouloir contraindre Google à cesser de se comporter en habile monopoliste, nous avons, nous les consommateurs avides de smartphones et de services en ligne, tout autant de raisons de remettre en cause notre comportement de moutons de Panurge à la lumière de cette décision de la Commission. Celle-ci nous met devant nos contradictions : nous voulons choisir, mais par paresse, nous ne prenons la peine ni d’installer ni d’utiliser Firefox, Opera ou d’autres navigateurs. Et à supposer que nous appréciions vraiment Chrome, dont il faut reconnaître qu’il est rapide et efficace (au prix, il est vrai, d’une gourmandise excessive en matière de puissance de calcul), rares sont ceux d’entre nous qui faisons l’effort de tester ou d’adopter d’autres moteurs de recherche, alors que cela est facile à faire dans les réglages du navigateur.

Nous avons beau jeu de nous plaindre de la domination d’un moteur de recherche américain si nous n’utilisons pas les outils à notre libre disposition pour accéder à ses concurrents. C’est d’autant plus vrai que, malgré l’importance de l’amende, la bourse a réagi avec sérénité à l’annonce de la Commission, jugeant sans doute que celle-ci aurait du mal à prouver que Google a des pratiques considérablement plus monopolistes que ses concurrents Apple ou Amazon.

Jean Lasar
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