Gimmick Lundi 17 heures au Findel. Depuis la veille au soir, les résultats des élections communales et les négociations pour l’attribution des collèges échevinaux accaparent le personnel politique. Mais le vol Luxair LG4883 embarque à son bord deux des personnalités les plus en vue du parti vainqueur, le DP. Destination : Dublin. Au septième rang côté fenêtre, le Premier ministre Xavier Bettel salue les passagers montés après lui, avec une remarque drolatique pour chacun d’entre eux ou presque. Celui qui a mouillé le maillot dans la campagne #Nobeidir s’est fait discret toute la journée. Le voilà à nouveau en mission avec une délégation de la Chambre de commerce et une poignée de journalistes. À ses côtés (il ne manquera pas de souligner sa présence durant ses interventions publiques dans la capitale irlandaise) : Yuriko Backes. Côté couloir et donc au contact des passagers qui se dirigent vers leur siège, la ministre des Finances et très probable candidate aux législatives dans la circonscription Centre, se contente d’un sourire ou d’un hochement de tête.
Après l’atterrissage, le convoi entouré par la Garda irlandaise fonce vers le quartier des ambassades, un alignement de coquettes bâtisses en briques et aux fenêtres à croisillons. Il s’arrête devant l’une d’entre elles : la nouvelle chancellerie diplomatique du Grand-Duché en Irlande. Ouverte quelques mois plus tôt, elle reçoit ce jour l’onction gouvernementale. Le Grand-Duché est le dernier pays européen à ouvrir une ambassade à Dublin (la représentation diplomatique irlandaise à Luxembourg entre, elle, dans sa cinquantième année.) Xavier Bettel descend de sa Mercedes électrique et touche un mot à la presse, une plaisanterie sur le président irlandais, Michael D. Higgins, qu’il verra le lendemain et sur sa ressemblance (« dont on s’amuse ici ») avec un hobbit. Le chef du gouvernement livre au personnel diplomatique et à quelques invités, dont les habitants voisins, un discours, le premier d’une longue série ces prochaines 36 heures. Ils compteront (au moins) trois points communs.
D’abord la diagonale Willibrord-Malahide. Xavier Bettel l’a appris en lisant ses fiches préparatoires. Au VIIe siècle, celui qui deviendra Saint-Patron du Luxembourg a passé douze ans en Irlande pour achever sa formation d’ecclésiastique. Il a ensuite mené son prosélytisme en Europe continentale pour terminer sa vie à Echternach. L’histoire sert d’ancrage aux origines de la relation Luxembourg-Irlande. Un rapprochement plus personnel s’opère. Il sera répété à l’envi. Le jeune Xavier Bettel a appris l’anglais dans une école de Malahide, dans la banlieue de Dublin. Au pied de l’escalier ce lundi soir, il livre à l’auditoire (a cappella) son analyse sur la relation avec l’Irlande, longtemps cantonnée à son statut de centre financier concurrent. Le volume de fonds domiciliés dans la juridiction du shamrock et du leprechaun est toujours cité comme une menace au Luxembourg pour justifier localement un cadre compétitif, sans trop de surcharge fiscale. Idem pour les sièges des multinationales. Mais depuis le Brexit, l’Irlande est devenue un partenaire privilégié. « Nous devons mener ensemble des projets européens. Il est important d’avoir des centres financiers solides en Europe. Le level playing field doit primer pour nous tous », enchaîne le Premier ministre dont la dernière visite sur place remonte à 2018. Le libéral ne veut pas qu’on nuise « à l’économie européenne en prenant de mauvaises décisions ». Au-delà du financier, on envisage d’étoffer les relations commerciales. Une quarantaine de représentants du monde économique, du digital et du maritime, accompagnent les ministres dans une logique de near-shoring. La Chambre de commerce est à l’initiative du voyage. La date envisagée permettait à Xavier Bettel de célébrer (un peu en avance) la fête nationale dans une capitale étrangère, une coutume qu’il cherche à alimenter, cette fois en compagnie de son homologue Leo Varadkar.
Intervention divine C’est la troisième caractéristique commune des discours du chef du gouvernement : la mise en valeur de son poulain libéral, en lieu et place de Pierre Gramegna qui a annoncé fin 2021 ne pas vouloir briguer de nouveau mandat en 2023. Il avait dû laisser son fauteuil de la rue de la Congrégation dès 2022 pour qu’un candidat s’étoffe dans des fonctions ministérielles. Yuriko Backes, reconnue dans la haute administration (ancienne sherpa de deux Premiers ministres, représentante de la Commission au Luxembourg, puis maréchale à la Cour), mais béotienne en politique, avait été choisie. Cette semaine, le Premier ministre se dit « content que la ministre des Finances soit là », elle qui est venue à son invitation selon son ministère. Elle effectue pour la première fois en Irlande une visite à l’étranger avec le Premier ministre et la presse. « Quand vous rentrerez vous allez vous dire "oh la ministre des Finances, elle est vraiment radine". Mais rien n’est fait. On vient juste d’acheter et il va y avoir des rénovations », plaisante Xavier Bettel avant de s’adresser aux voisins: « Ne vous inquiétez pas, vous n’aurez pas de problèmes de voisinage ». À Yuriko Backes d’enchaîner avec les formules d’usage, qu’elle répétera inlassablement au cours des prochaines heures : « Avoir une ambassade va vraiment contribuer à approfondir les excellentes relations avec l’Irlande (…). Nous avons beaucoup de choses en commun. (…) Nous sommes parfois concurrents, mais fondamentalement, nous avons un intérêt commun en Union européenne que nous défendons ensemble. » Puis le vent soulève le voile rouge déposé sur le panneau de l’ambassade, intervention naturelle pour précipiter la prochaine échéance.
Direction l’hôtel, à quelques encablures, où RTL enregistre la première réaction du Premier ministre après les élections. En luxembourgeois, en français, il répète: « Je suis un membre du DP heureux. Il y a une tendance, dans tous le pays, pour le parti dont je suis membre. » Une manière pour le poids lourd du parti de se distancer des discussions en cours au Luxembourg pour les attributions de postes. Pour mieux piloter à distance ? Quelques minutes plus tard, devant le pub voisin où le patronat organise un raout qu’il vient d’ouvrir avec la ministre des Finances, Xavier Bettel confie, extatique et les yeux brillants : « J’adore les campagnes, le contact avec les gens. » Mais, interrogé toute la semaine sur la suite qui sera donnée au départ de Corinne Cahen du ministère de la Famille, Xavier Bettel répond qu’il n’est « ni président, ni secrétaire du parti » et qu’un comité doit statuer sur une remplaçante ou un remplaçant.
Dans le grand bain À Dublin, l’heure est au coaching, à la mise à l’épreuve. Yuriko Backes s’entraîne aux prises de parole dans des endroits peu amènes, en l’espèce au premier étage d’un pub irlandais devant un parterre de représentants d’entreprises avec une pinte à la main. (Comme elle l’a fait localement à travers le pays pendant la campagne des communales.) Elle confesse la difficulté de la tâche. « Je préfèrerais travailler mes dossiers plutôt que de montrer ma binette. » Mais elle est poussée par un Xavier Bettel en mode élections. Le lendemain, campée dans son rôle d’« ouvreuse de portes » pour le business national, Yuriko Backes se retrouve sur un bateau avec le cluster maritime luxembourgeois pour un tour du port de Dublin. La direction de ce dernier mène de grands projets d’extension. « La seule fois que je suis allée au Luxembourg, c’était pour emprunter de l’argent », raconte son directeur, passé par la Banque européenne d’investissement basée au Kirchberg. Les entreprises luxembourgeoises se montrent maintenant intéressées pour les prochains appels d’offres dublinois. Le dragueur belge basé au Luxembourg, Jan de Nul, commencera dans quelques semaines à racler les fonds à l’entrée du port pour permettre aux plus gros navires d’y entrer. Amarré au débarquadère, un immense bateau gris à l’allure futuriste, le Sixtine, a retardé son départ de 24 heures pour accueillir la délégation. Celle-ci grimpe sur le navire appartenant à un armateur basé au Grand-Duché, CLDN-Cobelfret, qui exploite une partie du port de Dublin. Yuriko Backes prend la pose au poste de pilotage. Jumelles à la main, elle regarde au loin. Interrogée la veille, sur le fait qu’elle ne dispose pas de la tutelle sur le maritime (qui revient au ministre de l’Économie, le socialiste Franz Fayot), elle répond d’emblée : « Il faut bien que quelqu’un se préoccupe de la compétitivité ». Puis de préciser : « C’est une plaisanterie, bien sûr ».
Au forum Irlande-Luxembourg organisé par la Chambre de commerce à l’hôtel de la délégation, derrière le Herbert Park, Xavier Bettel entame son introduction, puis invite la ministre au micro. « Yuriko, I know you’re not on the agenda but just come and say a few words ». La ministre improvise : « We don’t want a fortress Europe ». Puis développe sur le risque de sur-réglementation européenne. « Les choses sont inventées aux États-Unis. Elles sont fabriquées en Chine. En Europe, on régule. Cela ne va pas nous amener bien loin. Avec l’Irlande nous ne sommes pas d’avis qu’il faille réguler pour réguler. Il faut réguler intelligemment », explique-t-elle, soulignant toutefois que la régulation bancaire a récemment permis d’éviter un naufrage. « Merci Yuriko, mais maintenant je comprends pourquoi, on t’a dit que tu ne devais pas parler : tu m’as piqué la moitié de mon discours », enchaîne le Premier ministre, provoquant une nouvelle hilarité, mais humanisant la technocrate Yuriko.
Mardi après-midi, les rendez-vous bilatéraux avec les homologues s’enchaînent. Yuriko Backes rencontre le président de l’Eurogroupe, Paschal Donohoe. Interrogé, l’Irlandais assure que l’amitié entre les deux pays ne « pourrait être plus forte » et juge « inévitable » que deux petites économies ouvertes se retrouvent en concurrence de temps à autre. Bien que quasiment dix fois plus nombreux que les Luxembourgeois, les Irlandais se considèrent comme une petite nation et semblent parler d’égal à égal avec les Luxembourgeois. « That is great for both of our economies because we both believe in competition, openness and trade with the rest of the world », analyse Paschal Donohoe. Le ministre du Budget irlandais avait ravi la présidence de l’eurogroupe au candidat concurrent Pierre Gramegna en 2020. Or, en sortant de leur réunion dans le bâtiment gouvernemental, Yuriko Backes et l’intéressé tombent sur celui qui est devenu président du Mécanisme de stabilité européen (ESM). Après une pause studieuse dans le salon de thé d’un hôtel de l’autre côté de la rue, la ministre des Finances enchaîne avec son homologue, Michael McGrath. Avec lui, (on ne l’apprendra que le lendemain au cours du débrief’ de presse), elle discute notamment de l’approfondissement de l’Union des marchés de capitaux censé permettre un meilleur financement des PME européennes. Elle évoque aussi la directive « Unshell » qui menace le bifteck luxembourgeois, à commencer par les deux milliards de recettes générées par les quelque 46 000 Soparfis luxembourgeoises, mais aussi certains fonds d’investissement. La définition du périmètre du texte qui doit mettre fin aux sociétés boîtes aux lettres, que Yuriko Backes se dit prête à sacrifier, sera clé. Les fonds régulés sont a priori exclus de la proposition de directive publiée le 22 décembre 2021, « le jour de mon anniversaire », note la ministre dans un rire jaune. Mais l’incertitude demeure pour des fonds alternatifs parmi lesquels passe le private equity (l’investissement dans des sociétés non cotées). Les négociations n’ont pas encore débuté au conseil, mais les alliances se forment. Les Irlandais font figure de puissants alliés avec des ressortissants aux postes clés : outre Pascal Donohoe à l’Eurogroupe, Mairead McGuinness occupe les fonctions de Commissaire aux services financiers. « Si on acceptait la directive telle qu’elle est proposée, beaucoup de structures quitteraient l’Union européenne », explique Yuriko Backes. Dublin et Luxembourg feraient front pour ne pas offrir cette manne à Londres. Au-delà des intérêts du marché unique qu’il ne renie pas, Xavier Bettel veille sur les valeurs progressistes, l’État de droit et la paix en Europe avec son désormais célèbre « Never take peace for granted » servi lors de l’ensemble de ses allocutions.