Les 30 et 31 mai, le Studio-Théâtre des Grands Ballets Canadiens à Montréal a accueilli le troisième Sommet mondial de la finance durable avec comme thème « le temps de l’action : la finance durable au service de la transition de l’économie réelle ». Vue d’Europe, cette manifestation annuelle apparaît comme la consécration de l’importance prise depuis plusieurs années par le respect des critères ESG (environnementaux, sociaux ou sociétaux et de gouvernance) dans les choix des investisseurs particuliers et institutionnels. 83 pour cent des actifs gérés selon ces critères sont logés dans des fonds européens. Mais, dans les États-Unis voisins, dont la frontière est à moins 70 km de la métropole québécoise, l’événement a dû en exaspérer plus d’un. En effet, depuis plusieurs mois se développe, chez l’Oncle Sam une véritable « croisade anti-ESG ». Et l’on se demande si elle peut un jour traverser l’Atlantique. Deux États, ayant chacun à sa tête un gouverneur républicain, ce qui n’est pas un hasard, sont en pointe dans ce combat.
En 2021 le Texas, dont le PIB proche de 2 000 milliards de dollars est supérieur à celui de la Russie ou du Brésil mais dont l’économie est très dépendante du pétrole, a adopté une loi dénonçant les pratiques d’investissement ESG comme potentiellement nuisibles. Elle exige que les fonds d’investissement publics vendent leurs participations dans des institutions financières qui « boycottent les entreprises énergétiques ». De gros investisseurs institutionnels sont concernés, notamment les fonds de retraite des fonctionnaires et les fondations des universités d’État. Le Teacher Retirement System of Texas (TRST) est le vingtième fonds de pension du monde, avec 160 milliards de dollars d’actifs sous gestion. Une dizaine d’institutions financières qui refusent de financer les industries fossiles pourront voir ces importants clients retirer leur argent ou vendre leurs actions s’ils sont aussi présents dans leur capital.
Une seule institution est américaine, il s’agit de BlackRock. Toutes les autres sont européennes, avec parmi elles BNP Paribas, Credit Suisse, UBS, Schroders, Jupiter et quatre banques scandinaves (Danske Bank, Nordea, Svenska Handelsbanken, Swedbank) dont la présence dans la « shit list » s’explique par leur fort engagement dans la finance durable. En mai 2023, c’est Ron DeSantis, gouverneur de Floride (quatrième État américain par son PIB, égal à deux fois celui de la Belgique) et candidat à la primaire républicaine de 2024, qui est monté au créneau en faisant adopter une loi visant à interdire l’utilisation des critères ESG dans les investissements publics, les émissions obligataires et la politique d’achats de l’État. Il espère entraîner à sa suite un groupe de 18 États américains dans une « alliance anti ESG » mais l’influence du mouvement semble d’ores et déjà plus vaste puisque, début février, le Congrès américain, à majorité républicaine, avait voté une loi s’opposant au renforcement des critères ESG dans les investissements des fonds d’épargne salariale. Joe Biden, à l’origine de la proposition, y a finalement opposé son veto le 20 mars.
Plusieurs grands États dirigés par le Parti démocrate, comme la Californie, ne sont pas sur cette ligne, bien au contraire. Le « Golden State » vient ainsi d’introduire une loi exigeant que ses fonds de retraite publics ne travaillent qu’avec des gestionnaires éco-responsables. Plusieurs experts considèrent d’autre part que la loi américaine sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act ou IRA), promulguée en août 2022, « crée une puissante dynamique en faveur des technologies bas carbone » en prévoyant, entre autres, de consacrer quelque 370 milliards de dollars à des mesures de soutien à la politique industrielle verte des États-Unis, ce qui limite de facto l’impact de ces décisions. Il reste que le poids économique et l’influence politique des États américains anti ESG compliquent la tâche des acteurs financiers et les obligent à quelques contorsions.
Au Texas en 2022, Credit Suisse a contesté son « blacklistage », la banque rappelant qu’elle avait « des partenariats actifs et des relations commerciales fortes avec des clients dans le secteur de l’énergie », ce qui revenait à avouer qu’elle n’était pas aussi « verte » qu’elle le prétendait. De son côté BlackRock s’est défendu en indiquant avoir investi plus de cent milliards de dollars dans le secteur pétrolier et être le deuxième actionnaire d’ExxonMobil, dont le siège se trouve à Irving tout près de Dallas. Dans sa lettre annuelle publiée fin mars 2023, son PDG Larry Fink se croit à nouveau obligé de donner des gages aux anti-ESG en expliquant qu’il n’est pas « la police de l’environnement ». Plusieurs coalitions professionnelles engagées dans une action concertée en faveur de l’environnement commencent à se déliter. La « Net Zero Asset Managers Initiative », qui comptait 300 signataires gérant près de 60 000 milliards de dollars, a vu Vanguard, un de ses « gros bras » se retirer en décembre 2022 D’autres défections, toutes américaines, ont été enregistrées depuis. Même constat du côté des assureurs où la Net-Zero Insurance Alliance, créée en décembre 2021, a connu huit défections (sur une trentaine de membres) entre début avril et fin mai 2023, et non des moindres puisque Axa, Allianz, Scor, Münich Re et Hannover Re figurent parmi les partants. Parmi les membres fondateurs seules Aviva et Generali continuent de soutenir le projet.
Cette fois, les départs concernent surtout des sociétés européennes, tiraillées entre les valeurs qu’elles défendent dans leurs pays d’origine et les pressions subies aux États-Unis, qui les poussent à des accommodements incompatibles avec l’appartenance à une alliance internationale. Axa a récemment annoncé, à l’instar de plusieurs partants, « poursuivre son parcours individuel en matière de développement durable, en tant qu’assureur, investisseur et entreprise responsable », à son rythme et avec ses propres objectifs de décarbonation. L’Europe peut-elle être contaminée, comme cela arrive souvent avec des mouvements nés aux Etats-Unis ? Les enjeux économiques (importance des industries fossiles) et les arrière-pensées politiques ou idéologiques n’y ont pas le même poids, même si les partis populistes, dont l’importance grandit, sont ouvertement anti-ESG sur le modèle des Républicains outre-Atlantique.
Mais les investisseurs européens pourraient peut-être se montrer sensibles à d’autres arguments. En effet, alors que les défenseurs des critères ESG prétendent depuis plusieurs années que cette démarche, tout en étant vertueuse, permet d’afficher des rendements aussi élevés, voire supérieurs, à ceux des approches traditionnelles, plusieurs études récentes viennent contredire cette opinion. Un article académique publié le 31 mars 2022 dans la respectable Harvard Business Review, sous le titre « An Inconvenient Truth About ESG Investing », montrait que non seulement les fonds ESG étudiés affichaient des résultats décevants, mais encore que le capital investi ne permettait nullement d’améliorer la performance ESG des entreprises bénéficiaires. Pour l’auteur Sanjai Bhagat, s’il est possible que les investisseurs acceptent de sacrifier du rendement pour respecter les critères ESG, cette démarche ne se révèle pas aussi vertueuse que prévu, aussi bien sous l’angle environnemental que social ou sociétal.
Un article du Financial Times du 19 avril 2023 était intitulé « The impact of ESG on performance is non-existent » et rendait compte d’une étude ayant suivi six gros ETF (exchange traded fund ou fonds indiciel) pendant quatre ans. Le seul d’entre eux qui ne se réclamait pas de l’ESG a affiché une performance identique à celle des cinq autres. Se trouvaient ainsi confirmés les résultats d’une étude de plus grande ampleur menée par l’Université de Chicago : les ETF les mieux notés par Morningstar en termes de durabilité attiraient plus d’argent mais n’affichaient pas une meilleure performance que les fonds les moins bien notés. Dernier exemple, une recherche de la Columbia Business School et de la London School of Economics publiée en juin 2022, après avoir comparé les entreprises américaines incluses dans 147 fonds ESG à celles contenues dans 2 428 fonds non-ESG, a constaté que les premières présentaient une moins bonne conformité tant sur le plan social qu’environnemental ! « À l’aide d’un échantillon de fonds se présentant en tant qu’ESG et identifiés comme tels par Morningstar entre 2010 et 2018 », écrivent les auteurs, « nous constatons que ces fonds détiennent en portefeuille des entreprises dont les antécédents en matière de respect des lois sur le travail et l’environnement sont moins bons que ceux des fonds non ESG gérés par les mêmes institutions financières au cours des mêmes années ». Pour l’instant ces résultats ne semblent pas refroidir l’ardeur des investisseurs européens mais ils pourraient les amener à écouter d’une oreille plus complaisante certaines prises de position tonitruantes comme celle d’Elon Musk en 2022, qualifiant d’ « escroquerie » les scores ESG attribués aux entreprises ou celles d’experts qui considèrent que « pour être légitime, l’ESG ne doit pas être excessif ».