« Les challenges de l’éducation financière au 21e siècle », tel était le thème d’une conférence organisée vendredi dernier par la Fondation ABBL pour l’éducation financière et la Commission de surveillance du secteur financier. À cette occasion ont été présentées les conclusions d’un sondage Ilres sur la culture financière, générale et numérique, des Luxembourgeois. Elle revêt trois dimensions (connaissances, attitudes et comportements) et est menée selon une méthodologie éprouvée par l’International Network on Financial Education (INFE) créé par l’OCDE en 2008. C’est la première fois qu’une telle étude est réalisée au Grand-Duché. Elle fait notamment apparaître que ses habitants possèdent un meilleur niveau de connaissances financières que la plupart des pays étudiés par l’OCDE en 2020. Avec un taux de 70 pour cent de bonnes réponses aux questions posées, contre 63 pour cent en moyenne pour les 26 autres pays, le Luxembourg se situe en cinquième position.
Mais certains résultats inquiètent. Le score pour les moins de trente ans est beaucoup plus bas : 54 pour cent, classant ainsi le Luxembourg en 21e position. D’autre part celui des femmes, soixante pour cent, est nettement inférieur à celui des hommes, 78,6 pour cent. Invitées à auto-évaluer leurs connaissances financières, les résidentes luxembourgeoises sont d’ailleurs trente pour cent à les considérer comme faibles par rapport à la moyenne des adultes vivant au Grand-Duché. Ces résultats corroborent ceux obtenus au niveau international : dans l’étude de l’OCDE en 2020, sur 26 pays (dont quinze hors OCDE) le score des femmes était de soixante pour cent et celui des homme de 65 pour cent. Par pure coïncidence, la veille même de la divulgation des résultats de l’étude luxembourgeoise, en France, l’institut Ifop livrait sa deuxième publication annuelle « Les femmes et l’argent ». L’écart de genre sur la connaissance de certains produits est considérable. Ainsi, en moyenne, 25 pour cent des sondées disent savoir ce qu’est une Sicav, soit dix points de moins que les hommes. La moyenne n’est que de quatre pour cent chez les 18-34 ans et de quatorze pour cent chez les 35-49 ans. Elle ne dépasse pas 18 pour cent chez celles qui perçoivent des revenus modestes. Au total quarante pour cent des femmes estiment manquer de connaissances en matière financière.
Comme le notait dans un article académique de janvier 2019 la professeure Annamaria Lusardi, de la George Washington University (cette spécialiste de l’éducation financière a adressé un message video aux participants de la conférence de Luxembourg), les femmes répondent beaucoup plus souvent « ne sait pas » aux questions posées. Cela se retrouve non seulement dans les pays européens réputés égalitaires en termes de genre, par exemple la Suisse (22 pour cent de NSP chez les femmes contre douze pour cent chez les hommes) ou la Finlande (18 contre dix) mais aussi aux États-Unis (cinquante contre 34) et surtout au Japon (69 contre 53). Des connaissances financières moindres et le manque de confiance qui en découle se traduisent, selon l’OCDE en 2020, par un « bien-être financier » (financial well-being) plus faible que celui des hommes. Au terme de vingt questions, le score exprimé en pourcentage du maximum possible était de 46 chez les femmes contre 49 pour les hommes.
Selon l’Ifop, dans le couple, les femmes s’occupent davantage (57 pour cent) des dépenses courantes mais participent peu aux choix ayant des incidences financières importantes (les gros achats, notamment immobiliers, placements et crédits). Les femmes « manquent des opportunités » en détenant surtout des produits financiers basiques, peu risqués et faiblement rémunérateurs. En France elles sont deux fois moins nombreuses que les hommes à investir en bourse (sondage Ifop, mars 2023). Au Luxembourg, le plus gros écart entre hommes et femmes a été atteint sur la question « à quel point êtes-vous confiant d’avoir fait ce qu’il fallait pour planifier financièrement votre retraite ». En moyenne on comptait 47 pour cent de confiants, une proportion qui s’élevait à 58 pour cent chez les hommes. Il n’y avait que 12 pour cent de peu confiants, mais ce taux grimpait à 17 pour cent chez les femmes. Ces dernières étaient aussi plus nombreuses à répondre « ne sait pas » (21 pour cent contre 16 pour cent en moyenne).
Une piètre culture financière est aussi un facteur de fragilité. Une étude américaine d’avril 2022 montrait que, par rapport à des femmes ayant un haut niveau de culture financière, celles situées au bas de l’échelle sur ce critère étaient cinq fois plus susceptibles d’avoir de la difficulté à « joindre les deux bouts » et trois fois plus susceptibles d’être contraintes à l’endettement pour s’en sortir. Elles avaient une probabilité trois fois moindre de pouvoir faire face à un choc financier de 2 000 dollars. La probabilité qu’elles consacrent plus de dix heures par semaine à des problèmes liés aux finances personnelles était cinq fois supérieure. Au Luxembourg, 28 pour cent des femmes (contre 18 pour cent des hommes) se tournent parfois vers leurs amis ou les membres de leur famille pour les aider à boucler leur budget. Porter remède à cette situation implique de s’interroger sur ses causes. Il existe à ce sujet une très abondante littérature, quelque peu déprimante car elle révèle que les « racines du mal » sont très profondes, en raison du poids de facteurs psychologiques, sociologiques et culturels voire religieux, et donc difficiles à traiter sur une brève échéance. Ce qui explique que les chiffres ne progressent que très lentement, même en considérant un horizon décennal.
Ce qui n’empêche pas les initiatives de foisonner. Un grand nombre de pays, même parmi les moins développés, ont mis en place des stratégies d’éducation financière parfois dotées de gros moyens. Le projet de mise à jour de la stratégie luxembourgeoise définie en 2015 a été présenté lors de la conférence du 24 mars. La priorité est clairement accordée aux jeunes, « une cible idéale pour les programmes d’éducation financière » selon le professeur Lusardi. Toutefois à leur égard il est facile d’introduire des cours ou des modules spécifiques dans les cursus scolaires, en commençant parfois assez tôt, ou d’organiser des « moment dédiés » comme la Woch vun de Suen dont la neuvième édition s’est tenue du 20 au 24 mars 2023. Cette initiative, qui s’inscrit dans un cadre international (European Money Week & Global Money Week), vise « à sensibiliser les enfants du cycle 4 de l’école fondamentale (dix à douze ans) à la saine gestion de l’argent et à la consommation responsable ».
La question est différente du côté des femmes adultes, même si, étant bien conscientes de leurs lacunes, elles sont réceptives à des mesures prises dans leur direction. Dans le sondage Ifop, 34 pour cent des répondantes (+3 points en un an) disaient être intéressées par des formations financières, une proportion montant à 42 pour cent chez les plus modestes, à 59 pour cent chez les mères de famille et même à 62 pour cent chez les 18-34 ans. Une initiative marquante a été signalée en Italie, où depuis août 2017, Mme Lusardi assure la direction du Comité Edufin, chargé de concevoir et de mettre en œuvre la stratégie nationale d’éducation financière, dans un pays où seulement trente pour cent des femmes (contre 45 pour cent des hommes) ont un niveau adéquat dans ce domaine (plus faible score du G7). Le « Comitato » a développé conjointement un projet d’éducation financière spécialement pensé et adapté aux femmes avec la célèbre ONG féministe Soroptimist qui dispose de 157 clubs en Italie. La première phase a consisté à former en ligne des « éducatrices » appelées à enseigner la finance aux femmes. La seconde est l’organisation de webinaires, principalement destinés à des femmes fragiles approchées par l’intermédiaire d’ONG locales.
Au Luxembourg, il est question d’utiliser au bénéfice des adultes l’application mobile ludique Money Odyssey développée par la Fondation ABBL avec le soutien de la Chambre de Commerce. Existant actuellement en allemand et français et disponible gratuitement sur Google Play et App Store, Money Odyssey propose deux niveaux de difficultés et s’adresse en principe à un public jeune (à partir de dix ans). La Woch vun de Suen a d’ailleurs été l’occasion de la faire tester par près de mille élèves. Mais pour Jessica Thyrion, responsable de l’initiative et Financial Education Adviser au sein de la Fondation ABBL, « dans le monde de la gamification, quel que soit le public, il est préconisé de s’éloigner de la réalité. Ce qui semble de prime abord dédié à un public jeune s’adresse également aux adultes ». C’est pourquoi ce projet a été sélectionné comme « bonne pratique » dans le cadre du « Financial competence framework for adults in the European Union » publié conjointement par la Commission européenne et l’OCDE-INFE en janvier 2022.
L’étude luxembourgeoise
Intitulé « Évaluation de la culture et de l’inclusion financières au Luxembourg » le sondage d’ Ilres a été réalisé en décembre 2022 auprès de 1 017 résidents luxembourgeois âgés de 18 à 79 ans qui ont répondu à un questionnaire en ligne. Il comportait au total 29 questions dont 19 sur la « culture financière générale » et dix sur la « culture financière numérique », une nouveauté qui figurera désormais dans toutes les études de l’OCDE-INFE. Dans chaque partie, la financial literacy a été mesurée sur trois thèmes, les connaissances (dix questions), les comportements (douze questions) et les attitudes (sept questions). Les Luxembourgeois ont répondu correctement à 59,65 pour cent des questions. Leur score de culture financière générale a été de douze sur 19 soit 63,15 pour cent de bonnes réponses. Les hommes ont obtenu une « note » de 12,8 contre 11,1 pour les femmes. Sur la culture financière numérique, le score a été de 5,5/10 chez les hommes et de 5,1/10 chez les femmes. Dans les deux parties les principaux écarts entre les hommes et les femmes ont été constatés sur le thème « connaissances ».
L’aide des fintech
Il est possible aux femmes de compléter leurs connaissances financières en utilisant des applications spécifiques développées par des fintech. La britannique Your Juno se veut pour mission de « donner aux femmes et aux personnes non binaires les connaissances financières et la confiance nécessaires pour constituer leur patrimoine ». Elle propose d’apprendre à gérer son argent en suivant « 250 petites leçons écrites par des experts » qui prennent seulement cinq minutes par jour. Elle s’adresse principalement à une cible de femmes jeunes, éduquées et plutôt aisées. La singapourienne myBixie, très populaire en Asie, se veut « the financial home for women » en mettant en avant les avantages de la liberté et de l’autonomie financière des femmes. Elle propose « une assistance entre pairs et à des conseillers experts via une plateforme communautaire » et l’accès à un « centre de connaissances ».
En revanche la fintech luxembourgeoise Startalers, créée en 2019, surtout connue pour sa plateforme Capitana, qui se voulait « la meilleure amie financière des femmes » a mis fin à son activité en octobre 2022. Le service Capitana Académie permettait aux utilisatrices de se former via des dossiers et des questionnaires ludiques sur des sujets de finances personnelles, d’épargne et d’investissement.