Frank Schneider, un whistleblower ? Celui que le rapport d’enquête décrit comme un affairiste s’apprête à dénoncer « des faits extrêmement graves de corruption et d’espionnage »

Celui qui m’a « tuer »

d'Lëtzebuerger Land vom 12.07.2013

Bien qu’il s’en défende vigoureusement, Frank Schneider passe pour être l’un des « tombeurs » du Premier ministre Jean-Claude Juncker et de la coalition CSV/LSAP. Il en aurait d’ailleurs fait une affaire presque personnelle : « ce sera lui ou moi », aurait-il confié en substance au début de l’affaire Srel à des proches, en faisant ainsi la démonstration, s’il en fallait encore, d’abord de la quantité d’estime qu’il se porte à lui-même, ensuite du sentiment qu’il est du bon côté, droit dans ses bottes, et enfin qu’il n’a pas commis de faute, ni au cours de sa carrière au Srel (il en fut le chef des opérations), ni après, lorsqu’il a fondé la société d’intelligence économique Sandstone, à l’aide de capitaux publics (un prêt participatif de la SNCI, dont une des trois tranches n’a pas été payée) et le soutien du holding GMH des hommes d’affaires d’origine irakienne Nadhmi Auchi et Nasir Abid. Dans une lettre de douze pages qu’il a adressée mardi soir au président de la Chambre des députés Laurent Mosar, CSV, que le Land s’est procurée, Frank Schneider se défend point par point de ce qu’il considère comme des « fausses accusations » du rapport de la commission d’enquête sur le Srel et passe à l’offensive. Mercredi, son avocat Laurent Ries a déposé une plainte au Parquet contre ses deux auteurs Alex Bodry, LSAP, et François Bausch, Déi Gréng, pour diffamation, dénonciation calomnieuse et révélations en relation avec l’article 458-1, conjugué avec les dispositions particulières relevant des lois sur le Srel. Il demande par ailleurs au Procureur d’État de lever fissa l’immunité des deux députés. La plainte est également dirigée contre deux hauts fonctionnaires luxembourgeois qui ont joué un rôle certain dans l’évolution de l’enquête parlementaire sur les dysfonctionnements du Srel : Jean-Claude Knebeler, ancien conseiller de direction au ministère de l’Économie et ex-agent de liaison du Srel dans ce ministère – il a témoigné devant la commission ainsi que dans le cadre de l’enquête judiciaire – et Marc Colas, administrateur général au ministère d’État. Frank Schneider et son avocat étaient allés voir ce dernier fin 2012 pour réclamer l’aide judiciaire de l’État pour le défendre contre les accusations de vol de documents qui circulaient alors dans la presse. Laurent Ries écrit dans la plainte que les accusations du rapport d’enquête relèvent de la « vengeance personnelle instrumentalisée » et indique qu’il informera le Procureur « par voie parée et confidentielle de faits extrêmement graves de corruption et d’espionnage dans le chef d’un des visés » par la plainte. L’avocat n’en écrit pas davantage. Sa plainte étant également dirigée contre X, ça laisse de la marge à l’accusateur pour balayer large. Frank Schneider, qui a déjà engagé des poursuites contre François Bausch pour des informations jugées là aussi calomnieuses que le patron des Verts avait postées sur son blog, fait-il à travers cette nouvelle procédure un écran de fumée destiné à minimiser ses propres responsabilités dans les dysfonctionnements du Srel, lorsqu’il en dirigea les opérations ? Ou veut-il muter, dans une posture de victime, en « lanceur d’alerte » et devenir le pendant luxembourgeois de l’ex-consultant de la NSA Edward Snowden et dénoncer des faits tangibles d’espionnage et de corruption comme il le laisse entendre ? Ça sent le règlement de compte à OK Corail. Le rapport d’enquête et les travaux de la commission parlementaire de ces sept derniers mois donnent en tout cas matière à penser que le scandale du Srel est loin d’avoir livré tous ses secrets et que toute son étendue n’a pas encore été révélée. Il reste trop de questions auxquelles personne, et encore moins le rapport d’enquête avec son goût d’inachevé, jusqu’à présent n’a répondu. La lettre que Frank Schneider a adressée mardi, la veille du raout parlementaire qui a obligé Jean-Claude Juncker, lâché par ses partenaires socialistes de la coalition, à « démissionner », donne en tout cas matière à des interrogations sur le rôle qu’a joué la justice luxembourgeoise dans l’affaire des fonds de l’ancien dirigeant congolais Pascal Lissouba, Schneider déclarant que parallèlement à l’enquête que le Srel engagea sur son argent dans une banque du Luxembourg, le Parquet menait des investigations depuis 1999. Selon les informations du Land, le Parquet aurait jugé que cette affaire ne relevait pas des juridictions luxembourgeoises et concernait plutôt la justice française. On connaît la musique, identique à celle qui fut entendue dans l’affaire des fonds de l’Angolagate, repérés au Luxembourg dans le même sillage que l’argent présumé « mal acquis » de Lissouba. On y retrouve aussi des protagonistes presque identiques. Mercredi devant les députés, Jean-Claude Juncker ne s’est pas particulièrement étendu sur cette affaire Lissouba (que, par raccourci, certains députés ont décrit comme un des prolongements luxembourgeois de l’affaire Elf ayant secoué la classe politique française dans les années 1990). L’affaire Lissouba fut révélée après que des documents furent « empruntés » en 2002 par un détective privé au domicile de Gérard Reuter, l’ancien président de la Chambre des comptes. Un briefing fut donné en 2006 par les dirigeants du Srel au Premier ministre et à son ministre de la Justice de l’époque Luc Frieden, CSV, et a même été enregistré à leur insu. Frank Schneider assure n’être pour rien dans cet enregistrement « malencontreux » et ne pas en disposer de copie. Il affirme d’ailleurs être également étranger à l’enregistrement que son chef au Srel Marco Mille fit en janvier 2007 d’une conversation avec le Premier ministre, et dont le contenu révélé par le Land, fut un des déclencheurs de l’enquête parlementaire. L’ex-directeur des opérations du Srel indique, et c’est un fait nouveau, que l’intégralité des « informations brutes » récupérées chez Gérard Reuter a été transmise, à la demande de Marco Mille, au début de l’année 2006, à la section d’analyse criminelle de la police, laquelle enregistra les informations dans une base de données. La police en fit d’ailleurs, toujours selon Schneider, une série de cinq cartographies ‘Link Charts Analyst Notebook’, intitulées All, Reuter et Co, Reuter enquête PJ, Renard, Sites de Reuter. « Les informations avaient donc été partagées intégralement avec la police, qui disposait à partir de la moitié de 2006 de toutes les informations du service en la matière », précise sa note. Une opération qui portait d’ailleurs le nom de code « Alexandre » et prévoyait, entre autres, la prise en charge et la « stabilisation » de Gérard Reuter (et donc le paiement du loyer de son appartement par le Srel d’abord, puis par Sandstone), et qui aurait eu le soutien tant de Mille que de « son chef politique », i.e. Jean-Claude Juncker. Le chef des opérations actuel du Srel en aurait aussi eu pleinement connaissance à l’été 2008. Le rapport d’enquête de François Bausch et d’Alex Bodry fait en tout cas de l’ancien directeur des opérations du Srel un personnage aux antipodes des alertes éthiques d’un Snowden et de ses dénonciations des programmes secrets de surveillance systématique des citoyens par l’agence américaine de sécurité. S’il s’est intéressé à Gérard Reuter et à sa précieuse cargaison, ce fut, selon le rapport d’enquête, en vue de les exploiter pour les besoins de sa firme Sandstone, ce que l’intéressé dément vigoureusement. Du genre plutôt pugnace, Frank Schneider persiste et signe, et refuse de passer pour un imposteur. Il entrevoyait d’ailleurs au début de la création de sa société d’intelligence dans le fait de prendre en charge le loyer de Gérard Reuter, auparavant payé par le Srel, une forme d’ouverture avec le service de renseignement calquée sur le modèle de collaboration qui fonctionnait déjà avec la société suédoise Infosphere, créée par un ancien des services secrets suédois. Le Srel s’y fournissait d’ailleurs en informations dites open source (Infosphere fit également un audit du Srel qui aboutit en 2004 à la réorganisation de son département des opérations) et il n’y avait pas de raison de croire, dixit Schneider, que le Service de renseignement s’approvisionnerait pas non plus auprès de Sandstone, contre paiement, pour des besoins identiques. Aux yeux des deux députés, Schneider reste quand même un opportuniste doublé d’un affairiste (lire l’encadré). Ils lui accordent d’ailleurs une place de choix dans les dérives et les dysfonctionnements du Srel, et voient dans la création de Sandstone « un cas concret de pantouflage ». Une pratique qui devrait être banni à l’avenir, lorsque la réforme de la loi sur le Srel de 2004 interviendra. Jean-Claude Juncker, l’avait promis, sans avoir eu le temps de déposer un texte clef en main. Pour autant, l’ancien numéro trois du Serl a laissé derrière lui l’image d’un chef efficace et audacieux, un brin baroudeur, ce qui est une qualité dans le métier de l’espionnage. Venant de l’ambassade américaine où il a fait ses classes comme beaucoup d’autres agents du Service avant et après lui, Frank Schneider n’était sans doute pas à sa place dans une administration luxembourgeoise, sa culture au carré et ses méthodes qu’il jugeait un peu timorées, sans doute en comparaison avec les dévoiements que se sont autorisés les services américains pour déployer leurs grandes oreilles à l’échelle planétaire. Schneider a caressé un moment le rêve de devenir le patron du Srel, mais n’étant pas homme du sérail issu d’une bonne famille du CSV, comme le fut Marco Mille, dont les parents étaient encartés au parti, il eut la lucidité de ne pas croire trop longtemps aux promesses du Premier ministre qui lui aurait laissé entrevoir la possibilité d’une promotion, peut-être comme numéro deux du Service, un job en principe réservé à un juriste, ce que Schneider n’est pas. L’ex-chef des opérations, qui maintient bec et ongle ne pas avoir été limogé de ses anciennes fonctions et avoir quitté le service en 2008 en tout bien tout honneur, est au cœur d’une information judiciaire ouverte fin 2012 par le Parquet, entre autres pour le rôle qu’il aurait pu jouer dans la communication d’informations et dans leur détention. Schneider et son intraitable avocat Laurent Ries ont soufflé le chaud et le froid au cours des huit derniers mois, en laissant par exemple entendre, lors d’une réunion début décembre avec Marc Colas du ministère d’État, qu’ils reconcontrèrent pour quémander une aide judiciaire qu’il n’ont finalement pas eue, qu’ils disposaient d’une copie du CD crypté de l’enregistrement au palais grand-ducal entre le Grand-Duc Henri et le Premier ministre et qu’ils allaient le faire décrypter par leurs propres soins. Les rapporteurs de l’enquête parlementaire parlent d’une « tentative de prise d’influence ou de chantage ». En portant plainte mercredi pour diffamation contre Bodry et Bausch, entre autres, Schneider leur fait un retour d’ascenseur. Schneider semble avoir des comptes à régler avec à peu près tout le monde, à commencer avec Jean-Claude Knebeler, ancien haut fonctionnaire au ministère de l’Économie. Ce dernier en est d’ailleurs parti peu près que Jeannot Krecké, LSAP, ne jette l’éponge et cède sa place à Étienne Schneider. Knebeler ira au ministère des Affaires étrangères où il fut promu consul général du Luxembourg à New York, ce qu’il est toujours. Dans une note confidentielle qu’il adressa le 4 juillet 2008 à son ministre de tutelle Jeannot Krecké, et dont une copie a été fournie aux membres de la Commission d’enquête qui en cite de larges extraits, Jean-Claude Knebeler lançait un avertissement sur les risques liés à la création par Schneider de la société Sandstone (baptisée Cefin à l’époque), notamment à travers l’exploitation commerciale qu’il pouvait être tenté de faire de ses connaissances acquises au Service sur des dossiers relevant de l’information classifiée – comme celui de la compagnie de fret aérien Cargolux. Cette note a été discutée mercredi à la Chambre des députés. Jean-Claude Juncker a affirmé ne jamais en avoir eu connaissance, ce qui est une demie vérité puisque, s’il est concevable qu’il n’en ait pas obtenu la communication intégrale par son ministre de l’Économie Jeannot Krecké, un courriel entre les deux hommes, produit devant la commission d’enquête, apporte la démonstration que le Premier ministre en connaissait l’existence. Et donc les risques pesant sur la création de Sandstone par un ex-agent du Srel. C’est surtout le soutien financier que l’État, même indirectement, entendait fournir pour se débarasser en douceur de Schneider, qui pouvait devenir une source de problèmes. Juncker et Krecké en auraient également parlé dans un avion qui les ramenait à Luxembourg. Il y a toujours autant de « pourquoi du comment » dans cette affaire.

Véronique Poujol
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