Des trous dans la raquette

Les bureaux de Credit Suisse au Kirchberg
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 24.03.2023

Si le grand public a oublié l’affaire depuis longtemps, les professionnels de la finance avaient tous en tête en fin de semaine dernière un sinistre anniversaire, celui de la faillite de la banque américaine Bear Stearns, le 17 mars 2008. Celle qui était alors la cinquième banque d’investissement du pays, et exerçait depuis 1923 sans avoir enregistré une seule perte trimestrielle, a sombré en moins d’une semaine, victime de la crise des subprimes apparue quelques mois plus tôt. Cette défaillance annonçait celle, six mois plus tard, de sa consœur Lehman Brothers, élément déclencheur de la plus grave crise financière et économique depuis 1929.

Les crises bancaires ont des toutes des causes différentes, mais partagent un point commun, la défiance. Aux États-Unis en mars 2023, c’était-à l’origine-celle des clients, tandis qu’en Suisse c’était plutôt celle des investisseurs. Mais évidemment la défiance des uns alimente celle des autres. D’où une question-clé. Comment peut-on encore assister à une perte de confiance aussi brutale dans certaines banques, au risque de créer un effet de domino, et amenant les autorités monétaires et même les gouvernements à déclencher des procédures d’urgence, alors qu’on l’on ne cesse de nous seriner que la réglementation et les contrôles mis en place depuis 2008 ont rendu le secteur bancaire plus solide et plus « résilient » ?

L’effondrement de SVB a frappé autant par sa rapidité (trois jours seulement) que par son côté inattendu. Rien n’indiquait que la seizième banque américaine, avec 211 milliards d’actifs fin 2022, dont 176 milliards de dépôts, était fragile. Bien au contraire, elle respectait tous les ratios réglementaires et ne détenait pas trop de créances douteuses malgré une clientèle plutôt risquée principalement constituée de start-up issues de tous les États-Unis. Elle n’avait pas investi dans des produits financiers opaques ou trop innovants. Elle n’était compromise dans aucune fraude ni dans aucun litige coûteux. Malgré cela, elle a été victime d’un bank run d’une violence inouïe, avec 42 milliards de dollars retirés en un seul jour, le plus souvent par un simple clic sur un ordinateur ou un swipe (balayage) sur un écran de portable. Le précédent record n’était que de 17 milliards et remontait à 2008.

Les raisons de cette vague de retraits restent obscures. Il semblerait néanmoins que des analystes aient appris ou découvert que la banque n’était pas suffisamment couverte contre le risque de hausse des taux, au moment où ces derniers amorçaient une forte hausse, dépréciant mécaniquement le portefeuille obligataire de la banque. Le risque existait alors que cette dernière connaisse une forte perte en capital en cas de cession de ces titres pour se procurer des liquidités, mais il était en pratique limité. Toutefois, à l’ère numérique, la propagation d’une telle information peut rapidement avoir des effets délétères et transformer une simple éventualité en « prophétie auto-réalisatrice ». C’est le cauchemar des banquiers, avec la crainte d’une réaction en chaîne.

En revanche les difficultés du Credit Suisse, deux fois et demi plus gros que SVB en termes de bilan, étaient connues de longue date. Bien qu’étant sorti indemne de la crise de 2008, époque où il était même question qu’il rachète UBS, le géant suisse n’a cessé de connaître des déboires, provoquant le départ de clients et sapant la confiance des investisseurs : le cours de l’action a été divisé par quatorze en dix ans ! 2022 a été une « annus horribilis » avec des dépôts des clients en baisse de 41 pour cent, des revenus en diminution de 34 pour cent et une perte multipliée par 4,4 ! Inédit pour une banque d’une telle taille. La nouvelle restructuration annoncée en février n’était jamais que la huitième ( !) depuis 2011. Malgré des fondamentaux solides dans plusieurs segments d’activité (la banque de détail en Suisse, la gestion d’actifs et le private banking international), Credit Suisse a été plombée par sa division de banque de financement et d’investissement (BFI), dont la réduction de voilure est au programme depuis plusieurs années, mais qui en 2022 pesait encore 31 pour cent des revenus.

Au cours des années récentes la banque a aussi dû purger des dossiers anciens et a pâti des faiblesses de son contrôle interne. Ainsi, entre octobre 2020 et octobre 2022, elle a versé 3,6 milliards de francs suisses à la justice américaine pour solder des poursuites remontant à la crise des subprimes. En 2021, Credit Suisse a perdu quatre milliards de francs suisses dans la débâcle du fonds spéculatif américain Archegos, faute d’un système permettant de détecter à temps les signes avant-coureurs d’une défaillance. La même année et pour les mêmes raisons, la banque a été prise en défaut par la faillite de la fintech britannique Greensill : en mars 2021, elle a dû annoncer la suspension de quatre fonds, dans lesquels dix milliards de dollars ont été investis par ses clients, dont 2,5 milliards n’ont pu être récupérés. La défiance se nourrit de nombreux autres facteurs, comme les problèmes de gouvernance. Ainsi le directeur général de Credit Suisse, le franco-ivoirien Tidjane Thiam, nommé en juillet 2015, a dû démissionner en février 2020 à la suite d’une curieuse affaire d’espionnage d’un ancien directeur de la gestion internationale de fortune. Pressenti un temps pour remplacer M. Thiam, il venait de rejoindre UBS et était soupçonné de vouloir emmener des équipes avec lui.

Enfin, mais ce n’est pas nouveau, la défiance trouve sa source dans les fake news de toute sorte, particulièrement nocives dans le secteur bancaire. Ce qui change c’est que, selon le prix Nobel d’économie 2001 Joseph Stiglitz, « les réseaux sociaux sont devenus une formidable caisse de résonance aux rumeurs » qui peuvent déclencher des paniques bancaires. La défiance a atteint un tel niveau qu’entre le 10 et le 20 mars, on a assisté à des scènes que l’on croyait révolues depuis 2008, à savoir la mobilisation en urgence des autorités politiques et financières, mais aussi des banques centrales et des professionnels pour prendre les mesures propres à restaurer la confiance. Aux États-Unis, onze grandes banques se sont « portées volontaires » pour sauver First Republic Bank. La Fed a dû ouvrir un « guichet de prêts » où se sont alimentées toutes les banques craignant des retraits, pour un total de 165 milliards de dollars, contre 110 milliards en 2008. Et comme cela a été le cas pour les clients de SVB, la garantie des dépôts, pourtant située à un niveau élevé (250 000 dollars par client et par banque, contre 100 000 euros en Europe) va probablement devenir intégrale pendant deux ans.

En Suisse, UBS, appelée à la rescousse par les autorités malgré ses réticences, a habilement monnayé son intervention en rachetant Credit Suisse « à la casse » pour trois milliards de CHF (alors que la banque valait encore 7,4 milliards le 17 mars), sans débourser un franc (elle paiera avec ses propres actions) et en bénéficiant de généreuses garanties publiques. La situation actuelle fait apparaître les insuffisances de la règlementation en vigueur. Elle repose principalement sur le respect de ratios de liquidité et de solvabilité, qui se révèlent très imparfaits. SVB, par exemple, respectait scrupuleusement le ratio de liquidité (LCR selon son sigle anglais), une norme établie, selon la Banque des règlements internationaux (BRI) dans le but « d’assurer que la banque dispose d’un niveau adéquat d’actifs liquides de haute qualité non grevés pouvant être convertis en liquidité pour couvrir ses besoins sur une période de trente jours calendaires en cas de graves difficultés de financement ».

Les actifs de SVB étaient sans aucun doute de haute qualité, puisqu’il s’agissait notamment de bons du trésor américain (T-Bonds) à dix ans. Le problème est qu’en cas de hausse brutale des taux, si la banque n’a pas pris la précaution de se couvrir, ces obligations de « haute qualité » connaissent le sort du premier junk bond venu : personne n’en veut plus, ou alors moyennant une décote importante en capital. Dans le cas du Credit Suisse, le ratio de solvabilité (fonds propres de base Common Equity Tier 1) était extrêmement satisfaisant, atteignant 14,1 pour cent fin 2022, un niveau largement supérieur aux exigences en Suisse, représentant un peu plus de 45 milliards CHF de capitaux propres réglementaires. Mais il ne faut pas oublier que la banque est cotée en bourse, avec un actionnariat très dispersé. Les investisseurs sont surtout sensibles aux perspectives de rentabilité. Or le Credit Suisse, déjà très peu rentable jusqu’en 2020, a aligné pour neuf milliards CHF de pertes cumulées en 2021 et 2022 et en annonçait d’autres pour 2023, provoquant la désaffection des investisseurs. Le principal actionnaire (mais avec moins de dix pour cent du capital), la Banque nationale d’Arabie saoudite, après avoir participé à une augmentation de capital de quatre milliards de francs à l’automne 2022, a refusé de remettre au pot début mars, obligeant la banque à emprunter cinquante milliards de francs à la banque centrale pour éviter une crise de liquidité. Pas de quoi rassurer. Le cours de l’action le 17 mars au soir était quatre fois inférieur à celui de mars 2022 et neuf fois plus faible que celui de mars 2018. Depuis environ quatre ans la valeur boursière de la banque était devenue inférieure à sa valeur comptable, une situation assez fréquente en réalité (la capitalisation boursière d’Air France équivaut à peine à la valeur des dix Airbus A380 de sa flotte) mais inhérente au fonctionnement des marchés financiers et non soumise à la réglementation bancaire.

Il faut ajouter à cela qu’aux États-Unis seules les huit grandes banques systémiques respectent actuellement le Dodd-Frank Act de 2010. Sous l’ère Trump en 2019, les exigences de fonds propres et de liquidité des autres banques ont été allégées. Raison pour laquelle SVB n’était pas obligée de constater comptablement les 18 milliards de dollars de « pertes non réalisées » sur son portefeuille de titres. Christine Lagarde s’est dite surprise qu’« à peine quatorze banques américaines appliquent pleinement les règles prudentielles de Bâle III, contre 2 200 banques européennes ».

Union forcée

En Suisse la reprise en catastrophe de Credit Suisse par UBS à un prix très avantageux (moins de la moitié de ses bénéfices 2022) a provoqué autant de critiques et d’inquiétudes que de soulagement. En raison de nombreux « doublons » entre les deux banques, les craintes pour l’emploi sont très vives d’autant qu’UBS a déjà annoncé huit milliards CHF d’économies annuelles. 10 000 salariés de Credit Suisse seraient menacés sur un total de 50 000. Considérant son acquisition comme un boulet, UBS entend bien en liquider la banque de financement et d’investissement. Le sort des autres segments est encore inconnu, mais une « vente à la découpe » n’est pas exclue.

Partis politiques et syndicats se sont élevés contre les avantages concédés à UBS pour mener à bien sa reprise, à savoir une garantie publique de neuf milliards de francs (trois fois la valeur d’achat) et une ligne de crédit pouvant aller jusqu’à 200 milliards accordée par la Banque nationale. La position dominante du groupe sur le marché suisse inquiète les autres banquiers locaux. Toutes raisons pour lesquelles la Tribune de Genève a parlé de « rachat de la honte » et dénoncé l’aléa moral lié au « too big to fail ».

Contagion américaine

La panique qui a saisi les clients de SVB s’est propagée à d’autres banques de tailles variées, mais dont deux au moins étaient déjà fragilisées. La new-yorkaise Signature et la californienne Silvergate, très exposées aux crypto-actifs, étaient dans la tourmente depuis la faillite de la plateforme FTX en novembre 2022. La quasi-totalité des dépôts de la première (88,6 milliards de dollars fin 2022) mais pas ses prêts ni ses actifs en cryptos, ont été transférés à la Flagstar Bank, une filiale de New York Community Bank, tandis que la seconde s’est sabordée dès le 8 mars.

First Republic Bank ressemble un peu à SVB par l’origine (San Francisco), la taille (176 milliards de dépôts fin 2022) et les bons résultats 2022. Malgré cela, elle a elle aussi connu en quelques jours d’énormes retraits de clients (environ 70 milliards de dollars, soit quarante pour cent du total des dépôts). Mais à la différence de SVB, elle n’a pas été mise en faillite grâce au secours de onze grandes banques, dont JP Morgan Chase, Bank of America et Citigroup, qui le 16 mars lui ont apporté trente milliards de dépôts. Une injection jugée insuffisante et trop limitée dans le temps (4 mois) d’où la dégradation opérée par S&P Global de BB+ à B+, avec une perspective négative. Son action a continué à chuter après le sauvetage, avec un cours divisé par 8,5 depuis début février.

Georges Canto
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