Les listes électorales comptent de nombreux commerçants et patrons de restaurants qui font valoir leur connaissance du terrain. Ils s’inquiètent peu d’éventuels conflits d’intérêt

Profession commerçant, politique amateur

Anne Kaiffer, DP, Luxembourg
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 09.06.2023

Dans le système électoral que nous connaissons au Luxembourg, avec un vote obligatoire et la possibilité de panacher les voix entre les partis, la personnalité et la notoriété des candidats est au moins aussi importante que les idées qu’ils défendent. À chaque élection législative, des figures locales, plus ou moins célèbres, généralement issues du monde du sport et de celui des médias (et plus rarement du secteur culturel) sont se portent candidat sur les listes. Une nouvelle niche de recrutement électoral apparaît aujourd’hui, celle des commerçants, notamment dans le secteur de l’horeca. Le Tageblatt a essayé de mettre cette catégorie en évidence, mais rassemble plus largement « artisans, commerçants, chefs d’entreprise : techniciens, ingénieurs, menuisiers, commerçants, vendeurs, indépendants, économistes ». De la même manière, sur le module en ligne du Wort, où l’on trouve de nombreuses informations sur les candidats, les titres ou professions reflètent les mots choisis par les postulants : Certains indiquent « restaurateur » d’autres « indépendant », d’autres encore « homme / femme d’affaires » ou « entrepreneur ». Mais la tendance est visible dans beaucoup de communes. Elle concerne principalement les listes DP et CSV, même si d’autres partis ont suivi la même démarche.

Les intéressés le constatent eux-mêmes : « Le fait qu’il y a plus de commerçants et restaurateurs sur les listes correspond à un nouvel élan », estime Anne Kaiffer. À la tête de la boucherie familiale qui emploie une vingtaine de salariés, elle se présente pour la première fois sur la liste du DP à Luxembourg-Ville. « Les commerçants ou les entrepreneurs peuvent apporter une expérience différente. Nous connaissons le terrain, les préoccupations des gens. Il me semble qu’il faudrait davantage de pragmatisme pour gérer les villes comme des entreprises. » Celle qui a été membre des jeunes libéraux (JDL) ne s’est jamais cachée de son penchant libéral. Ce n’est pas la première fois que le parti lui propose de s’engager. « Jusqu’ici, j’ai évité de le faire. Dans le temps, un engagement politique pouvait nuire à l’image et donc au commerce. Aujourd’hui, la politique a changé, les clivages sont moins importants. » Réussir à concilier le travail et l’engagement politique était aussi une des interrogations de la bouchère. « Là aussi, les choses évoluent. Les clients se préoccupent plus de la qualité des produits que de la tête de celui qui les vend. Ils ne s’attendent plus à voir le patron ou la patronne derrière le comptoir tous les jours », suppose-t-elle. Ce ne sont pas seulement ces deux obstacles levés qui l’ont incitée à se porter candidate : « Vu la situation actuelle, j’ai dit oui. Il faut du changement dans la commune et on ne peut pas laisser le changement s’opérer par d’autres partis », résume-t-elle.

Sur la même liste, Alexandre De Toffol invoque aussi des changements nécessaires. Le jeune patron de restaurants (Partigiano, Bella Ciao et Pop-up Hertz) considère qu’il « faut aller plus loin pour dynamiser le commerce et renforcer la sécurité. » Pour autant, il ne se voyait pas sur une autre liste : « Si je veux que mes idées soient écoutées, je dois aller vers les gagnants et apporter des changements depuis l’intérieur. » Dans ses établissements, il voit passer « tout le monde, de tous les bords politiques » et « en discutant avec Corinne Cahen, je me suis dit que c’était le bon moment pour m’engager », se souvient-il. Cette nouvelle garde du DP Stad qui plaide pour un renouvellement se rangerait aux côtés de la ministre de la Famille plutôt que derrière l’actuelle Bourgmestre. Le match Polfer / Cahen pourrait se jouer non seulement d’un point de vue générationnel – une vingtaine d’années sépare les deux candidates – mais aussi par un clivage entre les politiciens professionnels et ceux qui sont « sur le terrain tous les jours et qui voient des choses que d’autres personnes ne voient pas », selon la description qu’Alexandre De Toffol fait de lui-même. Le passé de commerçante de Corinne Cahen – le magasin Chaussures Léon est toujours à elle même si elle n’y exerce plus – lui permettant de jouer la carte de la proximité, malgré les années de charge ministérielle, ce qu’elle rappelle volontiers au fil des interviews.

Le maître boulanger Jean-Marie Hoffmann, inscrit sur la liste du CSV à Luxembourg va dans le même sens : « Il faut un changement, sinon on va dans le mur. » Il cite en vrac les magasins vides, les loyers trop élevés et « la problématique de la sécurité dont pâtiraient les commerçants ». Six années après avoir repris le réseau de boulangeries Schumacher, et constatant que son fils est prêt à prendre plus de responsabilités, il se verrait bien poursuivre son élan en politique. « J’ai toujours donné mon avis et des conseils au sein de la Chambre des métiers et on peut constater que je n’ai pas tout fait faux dans ma vie. Beaucoup de questions et de problèmes doivent se régler au niveau national. » C’est sa première participation à une élection, mais affirme volontiers des ambitions plus larges. « Dans la politique, il n’y a pas assez de professionnels qui sont sur le terrain. Nous entendons plus facilement le ressenti des citoyens qu’un politicien, car la barrière est moins grande».

La connaissance de la « vraie vie » est dans la bouche de tous les candidats commerçants et restaurateurs. « Les intellos qui font de la politique leur métier connaissent tout, mais pas la vie », tacle Claude Lang. À 65 ans, le patron du Pavillon Brill est candidat sur la liste du CSV à Mamer, un parti pour lequel il milite « depuis toujours » et sur la liste duquel il s’était déjà présenté à Esch. Proche du bourgmestre Gilles Roth, il n’a pas hésité quand il a été approché. Pour lui, le commerçant comme l’élu doivent être à l’écoute des clients comme des citoyens. « C’est assez similaire en fait : Il faut comprendre ce que les gens veulent et faire en sorte de leur donner. » Probablement le seul de ces candidats-commerçants déjà élu, Gabriel Boisante, conseiller communal et tête de liste du LSAP dans la capitale, utilise aussi son statut professionnel à titre de comparaison, et fustige la majorité actuelle. « En tant que chefs d’entreprises, nous sommes jugés sur nos résultats et notre bilan. On ne peut pas seulement dire qu’on a fait de notre mieux ». Fondateur et associé dans une dizaine de restaurants (Urban, Paname, Bazaar…) qui emploie environ 280 personnes, il s’estime bien placé « pour comprendre les préoccupations des citoyens qui sont les mêmes que celles de nos équipes. Ils ont du mal à se loger, ils râlent sur les problèmes de mobilité, ils s’inquiètent pour leur sécurité, ils pestent contre les chantiers… ». D’une façon générale, et en englobant des concurrents politiques ou commerciaux, il se réjouit que son secteur soit mieux représenté. « Les responsables politiques comprennent que nos métiers sont indispensables à la vie dans les quartiers. Les bars ou les cafés sont des leviers du vivre ensemble et des terreaux fertiles pour la cohésion sociale ».

C’est aussi ce que met en avant Nicodemo Zangari, à la tête de la pizzeria Lo Stadio à Niedercorn et sur la liste CSV de Differdange : « Les commerçants et restaurateurs ont un grand rôle à jouer dans la vitalité et l’attractivité des villes. » Il sait que s’il a été approché par le parti déjà une année avant les élections, ce n’est pas seulement pour son côté commerçant, mais parce qu’il est « un enfant du pays qui connaît bien les gens ». Il a été actif dans la gymnastique, entraîne les jeunes de l’équipe de foot. « Je ne voulais pas qu’on me voie comme une tête connue sur une affiche pour attraper des voix. Avant de m’engager, j’ai suivi plusieurs réunions pour mieux comprendre les enjeux des élections et le pouvoir des communes. » En se présentant sur une liste, Nicodemo Zangari se lance dans une « nouvelle expérience », tout en se sachant novice en politique.

Novice aussi, Angélique Bartolini a longtemps hésité avant de se lancer dans l’aventure sur la liste CSV de Luxembourg. Responsable de la boutique de vêtements Bagatelle dans le quartier de la gare, elle a été approchée par Serge Wilmes en février dernier. « Dès l’ouverture de mon magasin, il est venu souvent et s’est montré très à l’écoute quand je lui exposais des problèmes comme le chantier du tram, les restrictions liées au covid ou la sécurité du quartier », rembobine-t-elle. Le Premier échevin lui fait valoir son statut de cheffe d’entreprise, de femme, de jeune et d’étrangère (elle est la seule Française sur la liste). « J’ai prévenu que ne connaissais rien à la politique luxembourgeoise et je n’étais pas du tout croyante ou proche de l’église. » Deux arguments balayés par la tête de liste qui finit par la convaincre. Comme les autres commerçants, elle veut valoriser sa « vision du terrain ». « Je suis sans doute encore trop peu connue pour être élue, ce sera plutôt pour dans six ans », estime-t-elle en affirmant avoir reçu du soutien et des encouragements d’autres commerçants du quartier. C’est aussi ce que pense Cindy Denuit, opticienne à Esch et également présente sur la liste CSV : « C’est ma première participation à des élections. Je noue des contacts, j’apprends comment ça fonctionne. C’est une porte d’entrée pour la suite ». Cette proche du bourgmestre CSV d’Esch, Georges Mischo s’est laissé convaincre en espérant avoir du poids pour « améliorer la situation de la rue de l’Alzette ». C’est son « cheval de bataille » et à peu près le seul sujet qu’elle met en avant dans ses conversations. « Depuis que je m’intéresse de plus près à la situation, je comprends mieux les contraintes, les obligations des communes. Je veux aider avec mes idées et propositions. » Une aide pour renforcer sa visibilité qu’elle a apportée en prêtant sa boutique pour un défilé « afterwork » organisé par la section CSV-Esch où on a pu voir le bourgmestre jouer au mannequin, n’hésitant pas à envoyer sa chemise dans le public…

Tous ces patrons qui ont pignon sur rue, en tout cas dans leur commune, attireront sans doute les voix d’une partie de leurs clients et de leur personnel. Aucun ne craint que son choix politique soit contre-productif pour son commerce. « Généralement, les clients me félicitent pour mon engagement, même s’ils votent pour un autre parti », relate l’opticienne eschoise. « Si j’obtiens au moins une voix de tous les clients qui m’en ont promis deux, je peux devenir maire », ironise de son côté Claude Lang à Mamer tout en étant réaliste, « dans l’isoloir, les gens font ce qu’ils veulent ». « Je sépare clairement mon profil politique de mon business » ajoute Nicodemo Zangari. En revanche, la question d’éventuels conflits d’intérêt n’est pas toujours bien comprise. « Mes intérêts sont les mêmes que ceux des autres commerçants. Je suis là pour faire entendre leur voix », clame Alexandre De Toffol. Quand on pointe des locaux appartenant à la Ville où il pourrait postuler pour installer un restaurant, il balaye « j’ai bien assez de travail pour ne pas ajouter un nouveau restaurant ». Il tient aussi à préciser que c’est son frère Erik qui s’est associé à Laurence Frank pour poursuivre l’exploitation de la Brasserie Schuman, un local qui appartient à la Ville au Grand Théâtre et où se tiendra la soirée électorale du DP Stad ce dimanche : « Je n’ai rien à voir dans ce business, je me suis juste occupé du design avec ma société. » Le restaurant qu’exploite Claude Lang à Mamer depuis 2016 appartient à la commune. « Si je suis élu, je ne vais pas pouvoir continuer à exploiter cet endroit. J’ai réfléchi à une solution que je présenterai le cas échéant », prévient-il. « C’est une obligation morale et politique de ne pas profiter de notre position par rapport à des objets appartenant à la Ville », souligne à son tour Gabriel Boisante. Angélique Bartolini ajoute qu’elle ne veut ni le nom, ni le logo de sa boutique associé à la campagne. Une position que partage Anne Kaiffer : « Il faut éviter de prendre des décisions qui concernent ton secteur d’activité. Mais notre connaissance peut ouvrir les yeux des politiques. »

France Clarinval
© 2023 d’Lëtzebuerger Land