Il y a ces lettres. Ces lettres un peu jaunies, jolies, écrites au stylo plume et précieusement conservées dans un vieux manuel de géographie édité en 1919 et dont j’ai fait l’acquisition un jour d’été, dans un village de l’ouest de la France. C’est en le feuilletant que ces missives, rédigées en anglais, ont doucement glissé d’entre les pages. « My dear Paule »… Et me voilà plongée, le temps de quelques lignes, au cœur d’une histoire d’amour d’un autre temps, d’une relation épistolaire comme on n’en fait plus. Sur ces feuillets signés « Eric, your english boyfriend », les esquisses d’une idylle de fin d’adolescence – que je daterais plus ou moins de l’Après-Guerre – et quelques banalités. L’hiver qui s’installe, le départ d’Eric pour l’armée, le décès du chien de Paule, les femmes qui fument de plus en plus, les dernières sorties au théâtre et l’état de la France, après l’Occupation. Et puis, amené tout en douceur, en fin de lettre et avec finesse, un compliment sur la beauté de Paule, dont la photo, « very beautiful », accompagnait visiblement son dernier courrier. Plus loin encore, quelques mots, pudiques, quelques craintes, mignonnes jalousies, du potentiel succès de la jeune femme, « really attractive », face à la gente masculine. À ses lettres, Eric joint souvent des barres de chocolats, des portraits de lui et quelques cigarettes. Mais surtout, l’espoir d’une réponse malgré la distance, l’incertitude.
J’ai imaginé Eric, là-bas, en Angleterre, 75 ans en arrière. Rédiger sa lettre avec soin, chercher les mots, acheter son timbre, cacheter l’enveloppe, poster le tout. J’ai pensé à l’implication, à l’engagement qu’a dû demander ce simple courrier, à l’heure où s’engager et s’impliquer sont deux verbes que beaucoup préfèrent de nos jours clairement esquiver. J’ai pensé à cette attente intense d’une réponse, à ces jours sans doute interminables, où aucun accusé réception, aucun « en ligne », aucun « connecté(e) il y a 1 heure », aucuns trois petits points tressautant ne viendraient soulager. Puis j’ai songé à Paule, en France, guettant la venue du facteur, se languissant de nouvelles d’Outre-Manche. Jusqu’à enfin recevoir l’enveloppe. Niveau papillons dans le ventre, on est quand même à des années lumières d’une notification rouge sur fond bleu ou d’une vibration au fond d’une poche, nous indiquant l’arrivée d’un nouveau message. Je la vois ouvrir cette enveloppe avec précaution, dans un endroit un peu secret, en tête à tête avec son courrier. Déballer une barre de chocolat et lire une première fois, à toute vitesse, les mots de son english boyfriend. Relire encore, deux fois, trois fois, dix fois, et admirer les courbes de son écriture – connaît-on aujourd’hui seulement l’écriture de nos amants ?
Que c’est beau, ces simples échanges d’amoureux, qui n’auront peut-être pas de lendemain mais qu’importe au fond. On est si loin des flirts d’aujourd’hui, dont le concept, à force de raccourcis, s’est un peu perdu en chemin. Bien loin de la carte de Tendre, cette représentation topographique et allégorique de la conduite amoureuse qui, quatre siècles plus tard, vaudrait peut-être la peine d’être remise au goût du jour. Car où en sommes-nous, aujourd’hui, en matière de séduction ? Trois clics sur un réseau social ou un swipe vers la droite nous permettent d’entrer en communication en moins de deux minutes, avec tout un chacun. Le premier contact ? Bien souvent un profil numérique dont on fait le tour. On analyse les photos, les centres d’intérêts, les amis en commun, les lieux fréquentés, bref on juge en amont, on psychanalyserait presque. Oui, non ? Ça nous plaît ? Allez. Quatre minutes plus tard, un message au contenu plus ou moins élevé est envoyé. Quelques secondes après, un symbole quelconque nous indique que ledit message a été reçu, lu. Une réponse s’ensuit, ou pas. Un rendez-vous est pris, ou pas. Mais à ce niveau-là, à cette vitesse-là, pas de risque de véritable déception. Pas de larmes, encore moins de chagrin d’amour. En fait, pas trop de prise de risque tout court.
Alors bien sûr, vivons avec notre temps. Je suis consciente qu’aujourd’hui, se faire demander son adresse postale après un premier rendez-vous, c’est presque assez pour nous envoyer déposer une main courante au poste de police du coin. Oublions alors l’idée de la relation épistolaire noyée de romantisme. Mais qu’en est-il de la séduction ? Je lisais l’autre jour une publication d’un compte pseudo-féministe, expliquant aux hommes qu’il ne fallait pas dire à une femme que sa jupe était jolie ou qu’elle sentait bon, mais plutôt lui faire remarquer qu’elle avait bon goût. Globalement bon goût. Consciente du message de fond, je n’en restais pas moins circonspecte. Mince alors, faisais-je fi de toute sororité en acceptant, moi, un bon mot du sexe opposé ?
Et puis, vraiment, en sommes-nous donc là, à expliquer, l’un à l’autre, comment se complimenter de manière politiquement correcte ? À l’heure où le moindre mot, la plus infime gentillesse, peut rapidement basculer du côté du harcèlement, du sexisme ou de la beauferie dégoûtante, je m’inquiète un peu. Pour les hommes, pour les femmes, pour les générations futures. Si tant est, bien sûr, que l’on conçoive la différence entre séduire et importuner, si tant est que la galanterie prévale autant devant la porte d’un restaurant que face à une grille salariale, je suis pour préserver cette séduction d’un autre temps. Pour ces trucs un peu kitch, un peu too much, qu’on estime parfois surannées mais qui font, siècle après siècle finalement toujours effet. Je suis pour les billets doux, les « Tu es belle sur cette photo », les « Tu es séduisant dans ta chemise », je suis pour les dîners aux chandelles le 14 février et tous les jours de l’année, pour les barres de chocolat déposées sur l’oreiller, pour les Post-it marqué d’un « Je t’ » suivi d’un cœur dessiné à main levé. Pour toutes ces choses qu’on ne fait plus, qu’on n’ose plus, ou plus assez. Car sinon, que restera-t-il de nos amours, dans 75 ans ?