L’ascension politique de Jessie Thill (Déi Gréng) fut fulgurante. Elle a 21 ans lorsqu’elle est élue au conseil communal de Walferdange, elle en a 24 lorsqu’elle est nommée échevine, 26 lorsqu’en janvier 2022, elle fait son entrée à la Chambre des députés. Jessie Thill a grandi dans le milieu écologiste. Sa mère, Nadine Dubois, a travaillé pour la fraction verte, son père, Theo Thill, est engagé de longue date au Mouvement écologique. À ce premier cercle viennent s’ajouter une tante nommée au Conseil d’État sur le ticket vert (Deidre Dubois), une autre tante élue échevine Déi Gréng à Käerjeng (Josée-Anne Siebenaler-Thill), ainsi qu’un oncle siégeant au conseil communal de Kopstal (Patrick Thill), proche du LSAP. Dans la jeune fraction Déi Gréng, Jessie Thill n’est pas la seule à être issue d’une « famille verte » : Chantal Gary fait partie du clan mosellan des Kox (le ministre Henri Kox est son oncle), tandis que la mère de Djuna Bernard, Mim Bernard, est conseillère communale à Mamer.
Jessie Thill soigne son image publique. La députée de 26 ans maîtrise les codes de la communication, alternant langue de bois et piques politiques, indignation et raison de coalition, jouant sur le jeunisme. À plusieurs reprises de l’interview, elle souligne l’écart d’âge qui la sépare des autres députés, qui pourraient être ses « parents ou grands-parents ». Dans ses interventions, elle manque rarement l’occasion de mentionner qu’elle habite en colocation, et de faire la promotion pour de telles formes d’habitat « innovatrices ». (Grâce à une aide financière de ses parents, Jessie Thill a acheté une maison à Bereldange, ses deux colocs lui versant un loyer pour l’aider à rembourser ses mensualités.) Sur Instagram, on peut suivre un dimanche d’été de l’élue locale : « De Moien zu Walfer um Konscht- an Hobby Maart an um Summerfest vun der Chorale, an de Mëtteg zu Miersch op der Braderie ». Elle aimerait être parmi les gens, « soss wär ech och ee schlechte Politiker ».
La jeune députée-échevine est issue du Bildungsbürgertum luxembourgeois. Ses parents travaillent tous les deux au Lycée Emile Metz à Dommeldange, dont son père était le directeur pendant dix ans. L’éducation politique de Jessie Thill débute dès l’enfance. Tous les soirs, se souvient-elle, la famille regardait les journaux télévisés sur RTL-Télé, ZDF et ARD ; « c’était un rituel avant d’aller dormir ». Ses parents étaient abonnés à un large éventail de quotidiens (Wort et Tageblatt) et d’hebdomadaires (Woxx, d’Land, De Feierkrop).
En 2018, Jessie Thill est admise sur dossier à Paris-Saclay. Considérée comme pépinière des élites scientifiques, c’est la seule université française à figurer dans le « top 15 » du Classement de Shanghai. De par sa spécialisation en « risques industriels et environnementaux », elle se retrouve face au gratin de la technostructure nucléaire, visite le chantier EPR à Flamanville et le centre de stockage à Bure : « J’avais toujours près de moi mes stickers contre le nucléaire », dit-elle, et exhibe le dos de son portable orné d’autocollants « Atomkraaft ? Nee Merci ! » et « Gréng Energie – Grad elo ». Ses années passées à Saclay, dit-elle, n’auraient fait que renforcer son opposition au nucléaire. Durant sa première année à Paris-Saclay, de nombreux cours portent sur la physique de l’atmosphère et le changement climatique. Certains jours, raconte Thill, elle et ses camarades sortaient « atterrés » de l’amphi : « On se disait que ce n’était plus la peine de mettre des enfants au monde ». En fin de compte, elle en aurait tiré ses conclusions : « Depuis quarante ans, la science est absolument claire et limpide sur le changement climatique. Pour que quelque chose change, c’est désormais une question de décisions et d’actions politiques ».
Pour Thill, le rallongement du Tankrabatt jusqu’en août fut donc une couleuvre à avaler. « C’est un compromis avec lequel je ne suis pas happy du tout. Cette mesure n’apporte rien, sauf à ceux qui ont une grosse voiture et un gros porte-monnaie ». Il serait temps de « faire le deuil » du tourisme à la pompe. Mais en politique, il faudrait faire des compromis, « sinon on reste toujours dans l’opposition et on ne fait rien sur le terrain ». Les majorités étant ce qu’elles sont, il s’agirait de « travailler avec ce qu’on a ». Jessie Thill a intégré les impératifs de la realpolitik.
La cheffe de fraction des Verts, Josée Lorsché, affirme que la reconduction de la ristourne sur l’essence aurait été discutée « longuement et de manière très intensive » au sein du groupe parlementaire. Mais une fois la position arrêtée « en interne », il faudrait la défendre « vers l’extérieur ». Les jeunes mandataires feraient du « learning by doing », estime Lorsché. En tant que députés de la majorité, ils apprendraient également à « se retenir », à s’exprimer « de manière plus nuancée » et à « prendre en considération » les partenaires de coalition. Pas évident pour les parlementaires néophytes de se profiler face à cette raison de coalition. En février 2019, le député vert Charles Margue avait osé s’abstenir lors du vote sur la hausse des « allocations de repas » pour les fonctionnaires. Les whips en chef de la coalition firent illico rentrer le « 31e homme » dans les rangs. Margue rectifia son vote.
Les Verts ont dû longtemps patienter devant les portes du pouvoir, les honneurs ministériels se sont fait attendre. Les « boomers » François Bausch, Camille Gira, Robert Garcia et Renée Wagener étaient tous trentenaires lorsqu’au-début des années 1990, ils furent élus au Parlement. (Plus âgé, Muck Huss avait déjà entamé la quarantaine.) Avec Henri Kox et Felix Braz, deux représentants de la prochaine génération suivaient au début des années 2000. Cette longue attente créa un bouchon, qui ne se résorbera qu’avec l’entrée au gouvernement en 2013. Dans les neuf ans qui suivent, une série de décès, d’accidents de santé et de scandales poussera une nouvelle génération de parlementaires sur le devant de la scène. Déi Gréng se retrouve aujourd’hui avec une fraction dont la moyenne d’âge est de 42 ans, et dont six des neuf députés sont des femmes. Malgré l’abandon du « principe de rotation » en 1994, Déi Gréng ont régulièrement veillé à assurer le renouvellement et la féminisation de leur personnel politique. Muck Huss a cédé son siège parlementaire à Josée Lorsché en 2011, Claude Adam à Sam Tanson en 2018 et Carlo Back à Jessie Thill en 2022.
Le profil des nouvelles députées reste plutôt techno : l’architecte Semiray Ahmedova est passée par le ministère de l’Aménagement du Territoire, la géographe Chantal Gary par le Verkéiersverbond. Quant à Jessie Thill, elle a travaillé douze mois à l’Administration de l’environnement dans l’« Unité permis et subsides », alors supervisée par une haute fonctionnaire nommée Joëlle Welfring. (Thill y traitait les dossiers liés aux technologies radio, dont les autorisations d’exploitation pour les antennes 5G.) Dans leurs « biographies » publiées sur le site des Verts, les députés se présentent largement comme post-idéologiques. Ils mettent en avant leur parcours professionnel et leur engagement associatif, que ce soit à la Fédération luxembourgeoise d’athlétisme (Stéphanie Empain), dans le scoutisme (Djuna Bernard et François Benoy) ou au Handball Museldall (Chantal Gary). Lycéenne, Jessie Thill était active à la Croix Rouge et au Parlement des Jeunes. Son engagement auprès des Jonk Gréng est plus tardif et coïncide avec la campagne pour les communales de 2017.
Ce qui distingue Jessie Thill des autres députés verts néophytes, c’est son intégration dans l’exécutif au niveau communal. Alors que son élection au Parlement en 2023 reste très hypothétique (d’autant plus que Charles Margue, l’autre député vert de l’Uelzechtdall, annonce qu’il va se représenter), cette assise locale lui confère une certaine autonomie par rapport aux logiques d’appareil. Lorsqu’elle est élue au conseil communal en 2017, elle suit encore une double-licence en sciences de la terre et en physique à l’Université de Strasbourg. Le cumul académique et politique l’aurait initialement « aus der Balance gehäit ». Qu’elle ait fini première sur la liste des Verts s’explique en partie par son enracinement dans le tissu associatif : Thill a fait du karaté et a joué au basket dans sa commune. Le mélange entre politique et sport a une longue tradition à Walferdange (comme ailleurs). Le club de basket local, BBC Résidence, fut ainsi promu par le bourgmestre libéral Carlo Meintz, et dirigé par trois Elvinger. L’ancienne députée-maire Joëlle (DP) a repris la présidence de son père René (l’industriel) qui l’avait reprise de son frère Joseph dit « Muck » (le notaire). Le club est aujourd’hui présidé par le conseiller communal libéral Alain Weins, un transfuge du LSAP.
En 2017, le CSV réussit l’exploit de conquérir le fief libéral, en formant une coalition avec les Verts. Le conseil échevinal, que Jessie Thill a rejoint en octobre 2020, ne s’est pas réparti les ressorts. Les décisions se prendraient « en équipe » et de manière « inclusive », dit Thill. L’écart de génération est pourtant énorme : Jessie Thill se rappelle avoir fêté son 18e anniversaire avec la fille du bourgmestre, François Sauber (CSV), tandis que le premier échevin, Michel Feidt (CSV), aurait été un collègue de travail de son grand-père. Lors d’entrevues officielles avec des externes, il n’aurait « pas toujours été évident » d’être prise au sérieux en tant que jeune femme, dit Thill. Mais elle s’est rapidement forgée une réputation de politicienne tenace, qui n’a pas peur des conflits. Josée Lorsché la décrit comme « très motivée » : « Je dirais qu’elle est ‘zielstrebig’, si le terme n’était pas aussi usé ». (En mars 2019, en février 2022 et en juillet 2022, la Revue a publié des portraits des ministres Taina Bofferding, Yuriko Backes et Joëlle Welfring ; à chaque fois, le titre de la une était « Zielstrebig ».)
Jessie Thill se revendique féministe. Lors de son discours inaugural à la Chambre, elle est revenue sur le projet de « period boxes » qu’elle a implémenté à Walferdange. Des distributeurs gratuits de produits d’hygiène féminine ont été installés dans les toilettes de tous les locaux de la commune, que ce soient les écoles, complexes sportifs ou centres culturels. Thill dit avoir été « vraiment choquée » » par les réactions entendues dans les couloirs de la Chambre. Un député (elle ne veut pas dire lequel) lui aurait ainsi expliqué qu’on n’aurait « plus besoin de féminisme ». Des « vieux Messieurs » de la Chambre auraient blagué : « Et nous les hommes, qu’est-ce qu’on va recevoir ? Des distributeurs de préservatifs ou de cigarillos ? » Cela montrerait qu’ils « n’ont vraiment rien compris ».
Comme Strassen ou Hesperange, Walferdange (8 500 habitants) se définit en tant que commune périphérique, c’est-à-dire par rapport à la capitale. Alors que le non-initié voit mal ce qui distingue Beggen de Bereldange, Thill perçoit la différence : « Beim Cactus ass d’Grenz ! », lance-t-elle en rigolant. Elle évoque une « communauté » et une « identité locale » qui ne seraient pas dissolubles dans la Ville de Luxembourg. Une réédition de la grande fusion de 1920, quand les communes Hollerich, Eich, Hamm et Rollingergrund furent intégrés dans ce qu’on appelait alors « Groß-Luxemburg », n’est pas à l’ordre du jour. Pas plus qu’une fusion avec les autres communes le long de la Vallée de l’Alzette. Lorsqu’on lui pose la question des fusions, Jessie Thill hésite un long moment, puis répond : « Je n’y ai pas réfléchi activement jusqu’à présent... Dans le temps, Walferdange et Steinsel formaient une seule commune... Je préfère finalement ne pas faire de déclaration sur ce sujet. »
De Walferdange à Mersch, une succession de micro-administrations communales sont exposées à une énorme pression démographique, une avalanche de trafic, et de puissants intérêts économiques. Le conseil échevinal de Walferdange se trouve ainsi empêtré dans une bataille contre Besix Group, une société de promotion belge dans le CA de laquelle siège l’ex-ministre socialiste Etienne Schneider. Sur deux hectares de terrains en plein cœur de Walferdange, le promoteur veut construire quatre « immeubles multi-résidentiels ». La majorité CSV-Déi Gréng combat ce projet situé en zone d’inondation « HQ100 » : les densités seraient trop élevées, les plans « illisibles », l’emplacement gênerait la renaturation de l’Alzette. Pour freiner le projet, la majorité a tiré tous les registres politiques, procéduriers et judiciaires.
Jessie Thill ne voit pas de contradiction entre son opposition communale au projet immobilier à Walferdange et l’impératif national de créer plus de logements. Le projet de Besix Group serait tout simplement « catastrophique ». Elle défend les prérogatives communales en matière d’urbanisme : « Il est important qu’on ait une autonomie communale. Mir kennen ons Gemengen am beschten. Cela nous tient à cœur de garder une cohésion dans le village, de préserver la qualité de vie de ceux qui y habitent et de ceux qui y habiteront un jour. » « Cohésion » et « qualité de vie » ne sont-ils pas des euphémismes pour « Nimbysme » ? Thill assure que non ; plutôt qu’au nombre d’habitants, la qualité de vie serait liée aux « espaces verts » et aux « tracés de mobilité douce ». Mais son mandat d’échevine lui permettrait de mieux connaître les « struggles locaux » : « Je sais que ce n’est pas évident ».
Il y a six mois, le conseil échevinal a fini par lever son « moratoire », jugé illégal tant par le ministère de l’Intérieur que par le tribunal administratif. Afin de « débloquer la situation », il fit entrer le projet de Besix Red dans la procédure. Le promoteur veilla à déposer son dossier le 14 février, soit quatre jours avant la deadline à partir de laquelle les nouveaux minima de logements abordables du Pacte Logement 2.0 allaient s’appliquer. Les négociations entre promoteur et commune rentrent dans un nouveau round. Rien n’est résolu, le conflit continue. Le CSV et Déi Gréng ont envoyé une lettre à tous les ménages, pour les inciter à déposer leurs réclamations, et ainsi à fournir de la munition pour renégocier le PAP. Un nouveau front s’est ouvert : 330 riverains ont répondu à l’appel..