Le hasard d’une découverte Fin de l’hiver 2012, lors des travaux relatifs au percement de la nouvelle galerie de la SEO (Société Électrique de l’Our) à Bivels dans le nord du Grand-Duché de Luxembourg, certains échantillons de schiste fortement rubéfiés, trouvés sur les haldes, présentaient de fines veinules minéralisées d’un centimètre maximum d’épaisseur. Ces veinules sont remplies de dolomite semi transparente en cristaux de deux millimètres et de sidérite. Les premiers échantillons présentés au Musée national d’histoire naturelle de Luxembourg (MNHNL) pour analyse ont été trouvés par Jean-Baptiste Burnet, un collaborateur scientifique. En effet, ce dernier avait observé de très fines aiguilles et voulait vérifier s’il s’agissait de « millerite ». Les fibres analysées font six micromètres d’épaisseur et 190 micromètres de longueur. Elles sont positionnées de manière telle qu’elles ressortent des cristaux de dolomite en donnant l’impression qu’elles sont piquées dedans.
Premières analyses et stupéfaction Les fines fibres trouvées sur la dolomite ont été photographiées au moyen du microscope électronique à balayage (MEB) du laboratoire de minéralogie du MNHNL. Les premières analyses ont été réalisées au moyen du système d’analyse chimique EDS couplé au MEB. Les cinq points d’analyses effectués, le 2 avril 2012, sur différentes fibres permettent de signaler la présence des éléments suivants : cuivre, bismuth, argent, plomb, sélénium et des traces de soufre.
C’est avec grand étonnement que nous avons traité ces analyses. En effet, aucun minéral contenant de l’argent, du bismuth ou du sélénium n’avait jamais été trouvé au Luxembourg à ce jour. Nous étions d’ors et déjà certain qu’il s’agissait d’une rareté pour la minéralogie de notre pays.
Nos premières recherches dans la littérature des espèces minérales nous ont conduit à quatre possibilités : la nordströmite découverte pour la première fois en Suède en 1978 ; la watkinsonite découverte au Québec en 1985 ; la schlémaite découverte en Allemagne en 2003 ou la litochlébite découverte en République tchèque en 2009. Dans tous les cas, il nous fallait des analyses supplémentaires pour confirmer l’une de ces espèces.
Liège, Milan, Luxembourg … Le laboratoire de minéralogie du MNHNL n’étant pas équipé de tout le matériel analytique nécessaire, nous nous sommes tournés vers les collègues avec lesquels nous avons l’habitude de travailler. Nous avons confié une des fibres à notre collègue Pietro Vignola du CNR de Milan qui a réalisé des analyses chimiques quantitatives précises à la microsonde électronique. Cette analyse nous a amené à la conclusion que nous nous trouvions d’un point de vue chimique, juste entre la watkinsonite et la litochlébite dans la zone Cu/Ag (cuivre/argent) égale à 1.
Nous devions également étudier la structure atomique de nos fibres, c’est-à-dire la manière dont les atomes se placent les uns par rapport aux autres et se répètent. L’analyse d’une fibre monocristalline a été réalisée sur le diffractomètre à quatre cercles du Laboratoire de minéralogie du Professeur Fréderic Hatert à l’Université de Liège. Cette analyse nous a permis de mettre en évidence que la structure de nos fibres est proche de celles de la watkinsonite (Topa et al., 2010) et de la litochlébite (Sejkora et al., 2011).
Espèce rare ou nouvelle espèce ? Sur base de nos analyses, notre première déduction a été de donner le nom de litochlébite à nos cristaux en fibres de Bivels. Elles ont même été temporairement classées ainsi dans les collections du musée. Lors de la rédaction d’un article scientifique pour présenter ces résultats, nous avons compilé l’ensemble des données de la littérature sur la watkinsonite et la litochlébite. L’analyse complète de toutes ces informations, la visualisation sous forme de diagramme des données de la littérature avec nos données analytiques et la comparaison des structures nous ont conduit à la conclusion que nos fibres devaient correspondre à une nouvelle espèce. Les scientifiques pensaient qu’il y avait une solution solide continue, soit une sorte de continuum chimique, entre la litochlébite et la watkinsonite. Nous avons pu démontrer que la solution solide complète existe bien entre la watkinsonite et notre minéral et que la solution solide est interrompue entre notre minéral et la litochlébite. L’analyse détaillée de la structure nous permettant en plus d’étayer nos conclusions.
Procédure de validation.Lorsque des scientifiques suspectent la découverte d’une espèce minérale nouvelle, ils doivent remplir une proposition sous la forme d’un dossier relatant toutes les données analytiques qu’ils ont pu obtenir. Ce dossier doit être rempli point par point avec un texte court motivant ou argumentant chaque détail. Ils doivent également faire une proposition de nom en la motivant. L’ensemble du dossier est transmis aux trente membres de la CNMNC (Commission on New Minerals, Nomenclature and Classification) de l’Ima (International Mineralogical Association) via leur Chairman. Ceux-ci sont amenés à voter (Yes, No ou Abstain) pour la validité de l’espèce et du nom en motivant et en étayant leur choix.
Notre proposition enregistrée sous le numéro IMA2018-154 a été déposée le 30 novembre 2018. Le nom de Luxembourgite a été retenu par le conservateur de la section Géologie/Minéralogie du Musée national d’histoire naturelle car, à ce jour, aucune nouvelle espèce minérale n’avait jamais été décrite sur le territoire du Grand-Duché.
Le nom donné à un minéral est également régi par des règles de l’Ima ; soit on donne le nom d’un scientifique réputé, soit celui d’une localité ou d’une région, soit encore un nom en lien avec la chimie ou la structure. Tous les noms de minéraux se terminent par le suffixe –ite, hormis quelques exceptions pour des noms anciens.
Fin 2018, la liste officielle des nouvelles espèces minérales comptait un peu plus de 5 400 entrées. Par rapport aux autres sciences décrivant des espèces comme la zoologie1 ou la botanique2 c’est très peu. En minéralogie, on trouve en moyenne entre cinquante et soixante nouvelles espèces chaque année dans le monde.
Les noms des nouvelles espèces minérales sont maintenus secrets tant qu’ils ne sont pas validés ou complètement décrits. L’Ima utilise un code pour ses procédures internes. Le code interne de notre nouvelle espèce est IMA2018-154.
C’est ce 9 avril 2019 que nous avons reçu la confirmation de la commission que la Luxembourgite (Philippo et al., 2019) a été validée et fait maintenant partie des quelques 5 400 espèces minérales connues. L’holotype de l’espèce est conservé dans les collections du MNHNL.
Les collections de minéralogie comptent donc désormais quinze échantillons types (holotypes et cotypes confondus). Parmi ces échantillons, on notera plus spécialement les espèces suivantes (Hydropyrochlore, Qingheiite-Fe2+, Wilancookite et Luxembourgite) qui ont été décrites directement par la section Géologie/Minéralogie du musée.
La Luxembourgite dans son contexte géologique. Comme nous l’avons vu ci-dessus, aucun minéral contenant argent, bismuth et sélénium n’a été trouvé au Luxembourg à ce jour. Qu’en est-il dans la grande région ? Et quels autres métaux trouve-t-on au Luxembourg ?
Les différents gisements de fer du pays, comme ceux de la Minette, du Rasenerz (minerai de fer des prés) et le Bohnerz (minerai de fer pisolithique) sont relativement bien connus du grand public. On y trouve associés des minéraux courants tels que la calcite, le quartz ou la baryte. Par contre, les minéralisations contenant d’autres métaux (cuivre et plomb notamment) le sont beaucoup moins. Celles-ci sont situées essentiellement dans l’Oesling.
Les premiers inventaires des ressources géologiques du pays sont publiés en 1828. Le premier réalisé par A. Engelspach-Larivière cite brièvement les gisements de Goesdorf, Stolzembourg entre autres. Il s’agit, comme le signale Jos Massard (Massard, 1996), d’un travail plus historique que géologique. Le second travail, réalisé la même année est celui de Johannes Steininger (Steininger, 1828). Il publie un Essai d’une description géognostique du Grand-Duché de Luxembourg dans lequel, en lien avec ses observations géologiques, il cite les minéralisations de Goesdorf et de Stolzembourg. Le mémoire de J. Steininger fut couronné d’un premier prix de l’Académie Royale des Sciences et Belles-Lettres de Bruxelles.
Il faut attendre 1948 pour voir une première publication complète donnant une vue d’ensemble sur les gites métallifères de l’Oesling. Cette publication du géologue luxembourgeois Michel Lucius (Lucius, 1948) est riche en données historiques, en informations géologiques et en hypothèses métallogéniques.
Depuis 1996, le Musée national d’histoire naturelle a repris l’étude systématique de ces mines dans le cadre de son inventaire de la diversité minéralogique du Grand-Duché de Luxembourg.
Pour comprendre le contexte de formation de notre nouvelle espèce, nous devons nous plonger dans l’histoire géologique du nord du pays. Lors de la formation de l’Oesling et des Ardennes, des failles de direction Est-Ouest se sont développées en lien avec la collision de deux plaques continentales. Durant cette orogenèse notamment, la minéralisation en antimoine de Goesdorf se met en place.
Goesdorf a été décrit historiquement (1819) comme une mine d’argent mais nous n’avons malheureusement trouvé à ce jour aucune trace de ce métal. Les études réalisées par la section Géologie/Minéralogie du musée et ses collaborateurs scientifiques ont permis de mettre en évidence un nombre important d’espèces rares et de nouvelles occurrences minéralogiques pour notre pays (Philippo et al., 2007 et 2018). D’un point de vue régional, la minéralisation de Goesdorf peut être mise en corrélation et comparée avec des mines du Rheinisches Schiefergebirge comme la Grube Apollo (Raubach, Altenahr) et la Grube Aurora (Ramsbeck, Koblenz).
Par la suite, une famille de failles de direction Nord-Nord-Est/Sud-Sud-Est et Nord-Ouest/Sud-Est s’est développée permettant la mise en place de minéralisations en cuivre (chalcopyrite) et en baryte dans la région de Stolzembourg (Bornain & Philippo, 2007) et en plomb (galène) dans les régions de Longvilly-Allerborn (Lucius, 1948) et de Bleialf. L’âge de cette seconde phase tectonique s’étale du Permien au Jurassique inférieur et elle est probablement engendrée par l’édification de la Pangée.
Des analyses des isotopes du plomb réalisées lors d’une étude (Krahn et al., 1996) des minéralisations épigénétiques en cuivre, plomb, zinc de la région ouest du Rheinisches Schiefergebirge, donnent un âge aux gisements de direction Nord-Ouest/Sud-Est, tels que Bleialf, d’approximativement 242 millions d’années. On peut supposer que la minéralisation de Stolzembourg a un âge similaire et se serait donc mise en place au Buntsandstein ou au Muschelkalk. Notre équipe de recherche prépare actuellement une publication importante pour les différents gisements luxembourgeois.
Les veines minéralisées, contenant notre Luxembourgite, dans les environs de la Centrale Hydro-
électrique de l’Our sont très vraisemblablement associées à la minéralisation en cuivre de Stolzembourg. À proximité de la zone de découverte de la Luxembourgite, nous notons dans nos analyses (Bornain & Philippo, 2007) des traces de sélénium et de bismuth dans les filons d’argiles parallèles aux minéralisations en cuivre et baryum.
De manière régionale, les espèces minérales contenant du bismuth et/ou du sélénium ne sont vraiment pas légion. En Belgique, on signale du bismuth natif dans la galène de Bastogne et des minéraux contenant du bismuth à la Helle (Hautes Fagnes) et à Vielsalm (Hatert, 1996).
Du côté allemand, des auteurs (Wagner & Cook, 1996) signalent des sulfosels d’antimoine-bismuth à la Grube Apollo. Henrich (1996) note la présence des phases à antimoine et bismuth à la Grube Brüderbund (Eiserfeld dans le Siegerland). On relève également la présence de minéraux contenant du bismuth à Arnsberg (Sauerland), à la mine Concordia (Niederfischbach dans le Siegerland), à la mine Grüneau (Betzdorf dans le Siegerland), à la mine Lammerichskaule (Altenkirchen dans le Westerwald) et à la Grube Clara en Forêt Noire.
Nous voyons que cette superbe découverte pour notre pays apporte aussi son lot de questions. Mais c’est ainsi qu’avance la Science et ce sont ces nouvelles questions qui motivent les chercheurs.
Notre équipe de recherche est fière, après avoir découvert deux nouvelles espèces au Brésil et deux autres en République démocratique du Congo, d’offrir au Luxembourg sa première nouvelle espèce minérale.