Chroniques de la Cour

Le compte n’est pas bon

d'Lëtzebuerger Land du 20.11.2020

Plusieurs juges arrivés au Tribunal européen depuis 2016 en étaient persuadés. Ils venaient en renfort pour s’attaquer à un important arriéré d’affaires que les vingt-huit juges en place n’étaient pas en mesure de résorber. Surprise : il y a très peu de travail ; certains d’entre eux n’ont reçu qu’une quinzaine d’affaires, et encore, d’importance très inégale. La Cour de justice, responsable d’une réforme, mise en place en décembre 2015, consistant à faire passer le nombre de juges de vingt-huit à cinquante-six, va devoir rendre des comptes. Adoptée sous la présidence luxembourgeoise du Conseil de l’UE avec un Parlement européen consentant, sous la « houlette » de la députée socialiste Mady Delvaux, cette réforme avait été contestée au sein même du tribunal, estimée inutile, coûteuse et inconstitutionnelle. Adoptée au pas de charge, le Conseil avait dû toutefois concéder, dans sa décision, « qu’au plus tard le 26 décembre 2020, la Cour de justice, en faisant appel à des conseillers extérieurs, soumet un rapport sur le fonctionnement du Tribunal au Parlement européen, au Conseil et à la Commission ». Ce rapport doit se focaliser sur « l’efficience du Tribunal, sur la nécessité et l’efficacité de l’augmentation à cinquante-six juges ». On y est. Les deux conseillers choisis par le président Lenaerts sont Klaus Renner, Président de la Cour suprême administrative allemande et Luis Maria Diez-Picazo Gimenez, président de chambre à la Cour suprême espagnole, un magistrat contesté après un volte-face jurisprudentiel éclair au profit des banques (voir Land du 10/7/20) et dont on parle pour remplacer la juge espagnole à la Cour. La publication, en interne, des statistiques du Tribunal au 30 septembre dernier revêt donc une importance particulière. S’il y a 54 juges (on enlève les Britanniques), il faut plus d’affaires à traiter que lorsqu’ils n’étaient que 28. Normal. Or que voit-on ? Au 30 septembre, le Tribunal européen a enregistré 665 recours. Contre 939 pour toute l’année 2019, un peu moins en fait car une centaine d’entre elles concernait un même sujet. En 2011, il y en avait eu 722; en 2015, dernière année à 28 juges, 831. Étonnante stabilité dans les chiffres alors que le nombre de juges a doublé… On est loin de « l’augmentation inexorable » du nombre d’affaires dont parlait la Cour pour obtenir le doublement du nombre de juges. Autre constatation : on retrouve même cette année une certaine constance dans la répartition des affaires en fonction de leur sujet.

En 2020, le contentieux « propriété intellectuelle » s’élève à 237 affaires au 30 septembre. Pour toute l’année 2015, il y en avait eu 303 et en 2011, 219. Une constante. Toujours un tiers des affaires introduites. Un contentieux de masse à la jurisprudence bien établie comme le qualifiait le président du Tribunal de l’époque, Marc Jaeger, pour qui un tribunal spécialisé composé de quelques juges experts aurait suffi en lieu et place de la réforme de 2015. L’idée fut rejetée par la Cour. Autres chiffres : En 2020, il y a eu jusqu’à présent 214 recours en annulation de décisions européennes contre 332 pour toute l’année 2015. Dont deux affaires de concurrence-droit des ententes en 2020 contre douze en 2015 dans une cour à 28 juges ou 29 en 2011. Ou encore. Les procédures dites particulières - taxation de dépens, aide judiciaire, omission à statuer etc... réglées « en un tour de main », selon un référendaire, restent stables. Bon an mal an, une petite centaine. Pas de quoi remplir substantiellement la besace d’un juge. Après quelques ajustements sur la base des chiffres du rapport, on peut affirmer que les 51 juges actuels, (il en manque trois,) n’ont cette année que quelque cinq cent dossiers à se partager. Certains d’entre eux ont même trois référendaires pour les traiter. La réforme a surtout pour effet de rendre la vie des juges plus que confortable, ironisent avocats et universitaires tous plus ou moins au courant de la situation. Et pourtant.

Le 28 avril 2015, quatre juges du tribunal tentaient d’y mettre le holà. Devant les parlementaires européens, Guido Berardis expliquait que la Cour confondait « arriéré et charge de travail », le premier étant inexistant et la seconde normale, « plusieurs chambres avaient déjà une charge de travail inférieure à leur capacité », soulignait-il. Irena Pelikanova relevait l’entorse au Traité de l’UE que représentait la suppression systémique des tribunaux spécialisés. Anthony Collins rappelait qu’il avait demandé en vain une évaluation de l’impact de cette réforme, jamais faite. Et enfin Franklin Dehousse prédisait que si le nombre d’affaires que les justiciables lui envoyaient ne doublait pas, le tribunal aurait sur les bras « un excédent de juges très bien payés » dont il ne saura que faire.  « Un éléphant blanc ». Et le contribuable paiera. On en est là. Dans ce contexte, le rapport de la Cour et de ses « conseillers » est très attendu. Va-t-elle reconnaître ses erreurs ? Des observateurs en doutent. Il se dit qu’un avant-projet circule déjà au sein de la Cour. Jalousement gardé.

Dominique Seytre
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