L’avenir est incertain. Nul ne sait comment le Tribunal européen va réagir à la lecture d’un rapport qui, en décembre prochain, va être remis au Conseil de l’UE, au Parlement européen et à la Commission. Toujours est-il que le 4 septembre dernier, le Conseil des barreaux européens (CCBE) a publié ses commentaires sur la réforme du Tribunal de 2015. Ils étaient très attendus. Dans son rapport, le CCBE dit vouloir s’intéresser aussi à la méthode de sélection des juges par les États membres, à « l’intensité du contrôle » du Tribunal sur les décisions de l’UE, à la qualité des audiences et à la gestion active des affaires. Tout un programme.
Le CCBE se dit être « la voix des avocats ». Il regroupe tous les barreaux européens, un million d’avocats dont les juristes des gros cabinets internationaux répartis dans les capitales européennes et spécialisés en droit de la concurrence et aides d’État. Ce sont les clients du Tribunal. Les affaires que celui-ci traite en ce moment ont pour nom Apple, Amazon, Google ou Engie. La première critique que le CCBE adresse au Tribunal est frontale. « La prétendue augmentation de sa productivité induite par la réforme [...] est pour le moins douteuse ». Il met ainsi à mal les dires du président du Tribunal Marc van der Woude qui, dans une interview à la revue Concurrences en mai dernier, avait fait l’éloge du travail de ses 54 juges (lorsqu’ils sont au complet). Le CCBE explique en effet que « la durée moyenne des
procédures a diminué d’environ 18 pour cent, passant de 20,6 mois en 2015, année où le Tribunal comptait 28 juges, à 16,9 mois en 2019, avec 45 juges en fonction (et 52 juges pour le dernier trimestre de l’année) ». Cette appréciation est essentielle dans le débat qui s’annonce. Jusqu’à la fin décembre, deux magistrats de cours constitutionnelles, un Allemand et un Espagnol, ont été chargés de rédiger un rapport « sur l’efficience du Tribunal, sur la nécessité et l’efficacité de l’augmentation à 56 juges [54 sans les Britanniques], sur l’utilisation et l’efficacité des ressources ainsi que sur la poursuite de la création de chambres spécialisées et/ou de la mise en place d’autres changements structurels. »
Pour réduire la durée de la procédure, le CCBE fait ses propositions : généraliser la pratique « actuellement assez peu systématique et erratique » consistant à réunir les parties, même par vidéoconférence, avec le juge rapporteur, « idéalement déjà après le premier échange de mémoires écrits » ; avoir recours au système eTranslation de la Commission européenne laquelle fournit de bons résultats, quitte à affiner ensuite le travail final par une supervision humaine. Dans le même ordre d’idée, le CCBE veut permettre aux juges-rapporteurs qui traitent des affaires économiques de rédiger directement en langue anglaise. Suit un long développement technique sur la bonne utilisation des chambres du Tribunal.
Les critiques du CCBE sont par ailleurs nombreuses. Les nominations des juges sont politiques mais, en plus, les États membres nomment des généralistes alors qu’au Tribunal, il leur faudrait des spécialistes en droit économique qui pourraient en saisir les subtilités et être capables, pour certains, de maîtriser la langue française. Plus spécifiquement, il voudrait des chambres spécialisées en droit de la concurrence et aides d’État. Le CCBE ne le dit pas mais chacun sait qu’il y a là, en plus, un blocage psychologique. Comme disait un jour un ancien de la Cour : « Si un juge a une bonne affaire de concurrence à traiter, il peut ensuite donner des conférences dans le monde entier ! » Certains juges du Tribunal veulent donc en avoir une de temps en temps sans être cantonnés systématiquement dans d’obscures affaires inintéressantes. « Le président du Tribunal a peu de marge de manœuvre pour imposer quoi que ce soit à ses troupes. Ce sont ces mêmes juges qui l’élisent à ce poste tous les trois ans », explique un avocat.
Le CCBE ne pas fait référence à la charge de travail du Tribunal, minime, laquelle dépend du bon vouloir des justiciables qui s’adressent à lui. Ni au fait que, pour reprendre une expression entendue plusieurs fois récemment sur le ton de la plaisanterie – et avec un rien d’exagération – selon laquelle « les juges du Tribunal sont les chômeurs les mieux payés d’Europe ». Une situation de plus en plus difficile à dissimuler.
Le rapport du CCBE va-t-il atterrir sur le bureau des deux juges chargés de rédiger le rapport du mois de décembre. Et si oui, va-t-il être pris en compte ? « Il faut voir ce qu’ils vont recevoir comme documents de travail, de quelles statistiques ils disposeront », redoute un fonctionnaire du Parlement européen qui s’indigne encore du rôle pris par son institution dans l’adoption de la réforme de 2015. « Tous savaient d’avance qu’elle était complètement inutile et qu’elle allait coûter très chère. Elle pourrait finir en scandale. Si elle n’est pas étouffée d’ici là. »