Le détective privé recruté par le Srel n’aurait pas observé les enquêteurs du Bommeleeër, mais le bureau des passeports. Pour donner un coup de pouce à l’un des protagonistes des écoutes au Palais ?

Décodage pour les nuls

d'Lëtzebuerger Land vom 28.06.2013

Dans son audition devant les policiers le 7 mars dernier, puis en juin devant le tribunal correctionnel comme témoin du procés du Bommeleeër, Monsieur D., détective privé, et surtout mercenaire du Service de renseignement pour les missions barbouzardes, a envoyé presque tout le monde sur une mauvaise piste en laissant entendre que le Srel lui avait fait surveiller les enquêteurs de la cellule du Bommeleeër.

Ces révélations ont d’ailleurs bien arrangé les avocats des deux policiers prévenus du procès, qui ont parlé d’une police secrète pour alimenter leur théorie de la conspiration du réseau du Stay behind. Appelé à son tour par le tribunal à la barre des témoins, l’ancien du Srel André Kemmer, agent traitant de D, a juré sous la foi du serment que ni lui ni le Service ne lui avaient jamais demandé de faire surveiller des policiers ou des magistrats. Kemmer n’a pas menti en disant cela, un peu comme l’ancien ministre français Jérôme Cahuzac, qui mercredi devant les parlementaires de son pays, a assuré avec une rare mauvaise foi ne pas avoir dissimulé la vérité sur son compte en Suisse, parce qu’entre autres, il n’avait pas juré sur la tête de ses enfants.

Pour Kemmer, ce serait donc aussi du mensonge par omission. Ses déclarations vaseuses, ajoutées à celles tout aussi confuses de D., mettent en question la thèse de la prétendue surveillance de la cellule Bommeleeër et des allées et venues au quatrième étage d’un immeuble abritant d’autres services administratifs, comme le bureau des passeports, au rez-de-chaussée. Car ce serait bien ce service des passeports qui était la vraie cible de la surveillance. L’enquête judiciaire ouverte début 2013 sur les malversations présumées d’agents du service pourrait donc descendre de quelques étages et déboucher sur de nouvelles auditions. Et faire se dégonfler comme un ballon de baudruche la piste Bommeleeër et peut-être aussi jeter des doutes sur la pertinence de la surveillance par le Srel du Procureur général d’État Robert Biever dans le cadre d’accusations de pédophilie, totalement fantaisistes. Le déplacement programmé puis annulé de l’informateur D. en Thaïlande à la demande d’André Kemmer aurait peut-être eu un autre but que celui de chercher à piéger le magistrat. Ça ne faisait pas de sens.

Objectivement, le Srel n’avait aucun intérêt non plus à coller aux basques des enquêteurs du Bommeleeër : les témoins étaient connus, leurs bureaux aussi, ainsi que leur identité. Dans son audition à la PJ, D. indique qu’il n’avait pas été briefé sur le pourquoi de la surveillance « du bureau des passeports », ni sur sa cible précise. Le détective a un souvenir assez vague d’une mission qui lui fut commandée il y a plus de cinq ans. Devant les policiers, il assura que la mission au bureau des passeports a dû se dérouler entre le 30 août 2006 et la fin 2007. Il indique aussi que lorsque l’affaire du Srel a éclaté début 2013 et que son nom fut cité dans les médias, notamment par le Land, il a réclamé des explications à son commanditaire lors d’une rencontre dans un café du centre-ville. Que Kemmer affirma à cette occasion que cette mission avait « probablement » pour but d’observer « un individu bien précis à un endroit bien précis ». L’ex-agent du Srel ne lui en aurait pas dit davantage, sinon que les soupçons sur la pédophilie présumée de Robert Biever (que ce dernier a démenti vigoureusement) lui avaient été communiqués par un certain Monsieur M., fondateur d’une société de systèmes d’alarmes au Luxembourg avec des filiales en Thaïlande et en Italie. Cet homme, lors de ses séjours professionnels fréquents en Thaïlande aurait été averti par un officier de la police locale et client de sa firme des agissements du magistrat luxembourgeois. Que les enquêteurs aient accordé la crédibilité qu’elle mérite à ces explications, c’est-à-dire aucune, est sans doute moins relevant que l’apparition bien commode du nom de M. dans cette affaire d’observation du bureau des passeports et le fait qu’il ait été cité par l’ancien agent du Srel comme l’une de ses sources d’information. Ce que l’homme, contacté par le Land, dément catégoriquement, se disant « victime d’un coup monté par le Srel ». « Je n’ai jamais été un indicateur du Srel, je veux bien admettre avoir apporté des contributions sur le plan technique, mais je n’ai jamais touché un seul euro de leur part. Au contraire ! »

M. est présenté comme l’homme ayant apporté au Srel le CD crypté de l’énigmatique enregistrement en 2006 au Palais du Grand-Duc Henri avec le Premier ministre Jean-Claude Juncker, que personne jusqu’à présent n’est parvenu à déchiffrer. Cet ingénieur très doué dans les systèmes de cryptage de données et de sécurité, apparaît du côté des victimes des écoutes présumées illégales par le Srel : à la demande du directeur du Service de renseignement de l’époque, Marco Mille, André Kemmer a utilisé un Gsm du service pour enregistrer sa conversation avec M., sans que cette écoute d’urgence n’ait été autorisée dans les règles de l’art. Jean-Claude Juncker avait donné son feu vert oralement, mais Mille ne demanda pas aux juges de la valider. Une enquête judiciaire fut ouverte fin 2012 sur une série d’écoutes non autorisées du Srel.

On trouve également la trace de M. en 1982, où une perquition fut ordonnée à son domicile après une dénonciation et que des appareils d’écoute et des munitions considérées comme dangereuses furent retrouvés par les gendarmes sur place (Land du 18 janvier). Marco Mille évoqua le nom de M. dans l’entretien piraté qu’il eut en janvier 2007 avec le Premier ministre Jean-Claude Juncker : l’ancien directeur du Srel évoquait alors, bien que de façon marginale et avec un sang-froid surprenant, le fait que l’ingénieur faisait venir au Luxembourg des filles de Thaïlande, mais que cette affaire ne regardait pas le Service de renseignement, ce que le chef du gouvernement sembla approuver d’un de ses désormais célèbres « hum hum ». « C’est faux, assure-t-il vis-à-vis du Land, je n’ai jamais fait venir à Luxembourg des femmes en dessous de 35 ans. L’une d’elle est une ingénieure de 42 ans de Benchmark en Thaïlande, une autre est une de mes partenaires dans la société que j’ai là-bas. C’était un coup monté contre moi. » Et de désigner André Kemmer, son ancien « meilleur ami », et Frank Schneider comme les protagonistes de la cabale dont il se dit la victime.

Les enquêteurs chargés du dossier sur les écoutes et les missions très spéciales et autres coups fourrés du Srel devraient donc se demander s’il n’y a pas de liens entre Kemmer, la mystérieuse surveillance du bureau des passeports entre 2007 et probablement 2008 que fit le détective privé et Monsieur M., qui avait eu à peu près à la même époque de sérieuses difficultés à obtenir des visas d’entrée pour un certain nombre de femmes thaïlandaises. Notamment des ingénieures, qu’il faisait venir dans un cadre strictement professionnel, affirma-t-il. L’exploration de cette piste trouve sa justification dans les contacts soutenus que M. a entretenus avec Kemmer au début 2008, et qui sont documentés par des échanges de courriels entre les deux hommes. Et par le fait aussi que l’agent du Srel disposait de copies de la correspondance de l’ingénieur avec l’ambassade de Belgique à Bangkok (avant que le Luxembourg n’ouvre sa propre chancellerie en 2009), des responsables du bureau des passeports au Luxembourg ainsi que les ministères des Affaires étrangères et de l’Économie et du Commerce extérieur (au printemps 2008). M. ne nie d’ailleurs pas avoir demandé l’intervention de celui qu’il pensait son copain : « Il m’a dit qu’il arrangerait l’affaire en une semaine, mais ça a duré six mois », explique-t-il.

Des doutes avaient pointé de la part de l’autorité consulaire belge à Bangkok sur la véritable nature des allées et venues de Thaïlandaises au Luxembourg, poussant d’ailleurs les autorités luxembourgeoises à faire à leur tour des « investigations » sur la « substance » des activités de l’ingénieur. Ces recherches débouchèrent d’ailleurs positivement pour lui : rien ne laissait supposer que les personnes se déplaçant au Luxembourg le faisaient pour des raisons extra-professionnelles. Le profil universitaire, le background professionnel et l’âge des demandeuses de visas Schengen (c’est-à-dire valables six mois permettant à un ressortissant de pays tiers de l’UE de voyager librement dans les 25 pays signataires des accords du même nom) que M. accueillait soit au Luxembourg, soit en Italie, et le fait qu’elles retournaient ensuite dans leur pays d’origine, ne faisait, aucun doute sur d’autres motivations que professionnelles de ces déplacements.

Pour autant, un des officiers consulaires de l’ambassade de Belgique en charge des visas pour le Luxembourg avait émis des doutes sur la pertinence de ces déplacements et mit un grain de sable dans une mécanique, au point d’ailleurs de presque créer un mini incident diplomatique entre la Belgique et le Luxembourg, des explications ayant été demandées de part et d’autre par les chancelleries.

Selon les informations du Land, une lettre « violente » fut adressée en 2008 par M., notamment au ministre de l’Économie Jeannot Krecké, LSAP, pour se plaindre d’avoir été « blacklisté » par les autorités luxembourgeoise et belge. Il s’insurgeait contre les assertions d’un agent consulaire mettant en cause son intégrité professionnelle et lui attribuant de prétendues relations sentimentales avec les dames. Lesquelles avaient subi à l’ambassade belge des procédures qu’il jugeait humiliantes. « Elles avaient été traitées comme des chiens », confirme-t-il. Les Belges n’y avaient pas été par le dos de la cuillère en effet : les dames furent convoquées l’une après l’autre et certaines « craquèrent », assure une source diplomatique. Quelques-unes révélant que M. était leur « lover », ce que l’intéressé a vigoureusement démenti.

Lors des « investigations », M. fut notamment entendu par un des fonctionnaires du ministère de l’Économie, qui fut « impressionné par le savoir-faire technique » de l’ingénieur luxembourgeois et estima que son souhait de faire venir de « temps à autre des employées thaïlandaises (ingénieurs informatiques) était justifié ». Et donc les demandes de visas « légitimes ». Les ennuis de M. avec le bureau des passeports seront alors levés et l’homme totalement blanchi. Dès lors, l’ingénieur a entretenu d’excellentes relations avec le ministère de l’Économie (il rencontra d’ailleurs Jeannot Krecké lors d’une mission économique en novembre 2008 et lui montra la substance de son business sur place). Il est d’ailleurs en « bons termes » avec l’actuel ambassadeur de Luxembourg à Bangkok, au point qu’on voyait encore jusqu’à récemment les deux hommes poser ensemble sur une photo du site du ministère des Affaires étrangères. Cette illustration a toutefois été retirée. Le Luxembourg ouvrit sa propre ambassade en Thaïlande en 2009 et les questions de visas sont depuis lors traitées par le Luxembourg, au grand soulagement des Belges d’ailleurs. Selon un témoignage recueilli par le Land, un des officiers consulaire ayant eu à traiter les visas pour le compte de M. se plaignit à son ambassadeur d’avoir été menacé par le ressortissant luxembourgeois, mais aussi surveillé. On savait quand il était sorti tel jour de son bureau à Bangkok et ce qu’il portait. L’officier en eut peur et réclama de ne plus avoir à faire avec lui.

Jean-Paul Senninger, directeur au ministère des Affaires étrangères, a confirmé au Land que M. a bien dû essuyer quelques refus de visas, après que le consulat de Belgique à Bangkok eut en effet émis des avis négatifs. « Les visas Schengen, dit-il prudemment, ne sont pas une affaire simple, car ces visas donnent accès aux 25 pays de l’accord Schengen. Le consulat peut émettre une opinion négative, soit parce que le dossier n’est pas complet, soit parce qu’il y a un doute sur la véracité des informations. Il s’agit alors de poser les questions qui s’imposent, ce qui a été fait ». « Les dossiers de M. ont été instruits selon les règles des visas Schengen (…) Il y a eu des refus entre 2007 et 2008 », précise le fonctionnaire, sans pouvoir dire pourquoi ni combien de visas ont été rejetés à cette époque.

D’où sont venus les soucis de M. pour les visas d’entrée pour les Thaïlandaises ? « Du Srel », affirme l’intéressé, sans en dire davantage, mais promettant que son avocat donnerait des suites qui s’imposent aux calomnies dont il se dit la victime. Dans un échange de correspondance entre Kemmer et M., dont le Land a pris connaissance, le point de départ serait à situer au Luxembourg. L’ingénieur aurait été placé sur une « liste noire » par le bureau des passeports. Information qui n’a pas pu être vérifiée, mais qui fut mise en exergue par M. lui-même, ainsi que son avocat dans différents courriers adressées aux autorités, belge d’abord puis luxembourgeoise. De source diplomatique, on indique qu’un des responsables du bureau des passeports au Luxembourg, de retour d’un long congé de maladie, se rendit compte que des visas avaient été accordés, à un niveau au-dessus de lui, aux invitées thaïlandaises de M., en dépit de l’avis négatif provenant de l’ambassade de Belgique à Bangkok. Le fonctionnaire luxembourgeois, lui-même alerté par un de ses assistants, a alors contacté d’urgence Bangkok pour dire qu’en dépit de l’ accord de principe qui avait déjà été délivré par le ministère luxembourgeois des Affaires étrangères pour les visas, il fallait les bloquer.

Les investigations, côté belge, n’avaient pas été très positives. Les demandes de visa pour les diplômées thaïlandaises trainaient en longueur et on leur parlait de la fameuse liste noire du gouvernement luxembourgeois sur laquelle M. aurait figuré, ce qui ne relève pas de la procédure Schengen, celle-ci ne prévoyant pas de telles listes. Les personnes invitées par M. à séjourner temporairement au grand-duché étaient censées faire la transcription de l’anglais au thaïlandais de notices de systèmes de sécurité très sophistiqués destinés à être ensuite commercialisés en Thaïlande. Mais pour certaines d’entre elles, leur niveau de connaissance de l’anglais avait jeté le doute sur le but de leur venue. D’où les ennuis de M. « Certaines personnes écrivent mieux l’anglais qu’elles ne le parlent », admet-il. Des échanges de correspondance entre une des ingénieures et M., dont l’agent Kemmer avait d’ailleurs obtenu copie sur son adresse professionnelle au Srel, l’ingénieur croyant disposer d’un ami au Service qui lui arrangerait ses problèmes de visas avec le bureau des passeports, montre en effet que la littérature employée n’a rien de la prose de Shakespeare. Qu’une des dames commence un de ses mails adressés à M. par la formule « my Lion, wish you are ok and all around you too », et le termine par « My dear, would like u here beside of me soon…and start our work together. Will update you more for further info about this project. Ciao lion, Pukky Cat.. », dénote quand même d’un niveau d’anglais assez sommaire pour entreprendre la rédaction d’un catalogue de produits et systèmes techniques et sa traduction qu’elle était censée accomplir.

Quoi qu’il en soit, le refus par l’ambassade de Belgique, de délivrer des visas provoqua la sainte colère de M., qui multipliera les interventions au téléphone avec Bangkok et enverra de nombreuses lettres et courriels incendiaires en Thaïlande et au Luxembourg. Avant qu’un arbitrage des ministres des Affaires étrangères et de l’Économie soit demandé au printemps 2008, comme en témoigne une lettre d’un des avocats luxembourgeois de M. adressée à Jean Asselborn, avec copie à Jeannot Krecké. Et comme le confirme aussi l’intéressé. Tout désormais est rentré dans l’ordre.

Compte tenu des correspondances entretenues entre M. et Kemmer à l’adresse professionnelle de ce dernier au Srel, on peut donc logiquement se demander s’il n’y a pas de liens avec l’observation du bureau des passeports, d’autant plus que selon nos informations, André Kemmer et Frank Schneider, ancien chef des opérations du Srel, demanderont à un des agents du service d’aller s’enquérir au bureau des passeports de l’avancée du dossier M. et que cet agent de service trouvera cette mission des plus « bizarres » et en parlera à sa hiérarchie. Kemmer devra par ailleurs s’expliquer au sujet d’un mail qu’il a reçu de l’ingénieur en avril 2008 et que le Land reproduit dans sa version non épurée : « Le vent a tourner…trop brutalement…en un mois, deux semaines et maintenant…. Suis-je un idiot…de faire gagner l’État Luxbg… hommes d’affaires, des amis…politicien, des services de différentes >>armées<< …pour prendre l’air… t.simplement…cela fait pas mal de plaisir à certains…mais il y a une rivalité incroyable entre beaucoup de gents…Comme tu sais j’ai mis en place pas mal de sysême (pas d’alarmes) pour les banques…Cela est-il possible que tu sache de quoi je parle… ? je ne sais pas…en tout cas…ce que tu m’as dis ce matin…m’a fait penser…très…très…>>DEEPLY<

Véronique Poujol
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