A-t-on couvert Pascal Lissouba et son argent devant servir à l’achat d’armes pour le Congo ? Le Srel a-t-il cherché à blanchir l’or des Philippins, à l’insu du contrôle parlementaire ?

Bien mal acquis

d'Lëtzebuerger Land vom 14.06.2013

Dans le brouhaha que les déclarations du procureur d’État Robert Biever ont créée cette semaine autour des accusations de pédophilie et d’entrave à la justice, on en a presque oublié les petits signaux qui ont été envoyés ce lundi par Gérard Reuter, l’ancien président de la Chambre des comptes, limogé en 1999, après la découverte de ses dérives et de son appartenance à un réseau douteux de francs-maçons liés au renseignement extérieur français. À la sortie de son audition devant la commission d’enquête parlementaire sur les dysfonctionnements du Service de renseignement, les micros se sont d’abord dirigés vers lui, mais, se voyant voler la vedette, Alex Bodry, LSAP, le président de cette commission d’enquête, a fait part aux journalistes présents sur les lieux de sa frustration de ne pas être au centre de l’attention des médias, alors qu’il avait lui aussi des choses à raconter. Et aussitôt, caméra et micro se sont concentrés sur lui, ce qui a permis à Gérard Reuter de s’éclipser en silence. Des indiscrétions ont toutefois filtré sur la teneur de certaines de ses déclarations, qui ajoutent de l’huile sur le feu, aggravent le bilan de Marco Mille et enfoncent le clou sur le crucifix de Luc Frieden : oui, a affirmé à trois reprises Gérard Reuter sous la foi du serment, Luc Frieden, ministre CSV, aurait bien été impliqué dans les comptes en banque que l’ancien dirigeant du Congo-Brazzaville, Pascal Lissouba, avait auprès de la Bayerische Landesbank Luxembourg (Balaba). Gérard Reuter n’a pas donné davantage de précisions sur le degré d’implication dans cette affaire de celui qui fut ministre de la Justice, CSV, entre 1998 et 2009 et qui fut aussi un avocat d’affaires, Luc Frieden. Marco Mille n’a pas eu l’occasion, vendredi dernier lors de son audition devant la commission d’enquête, de donner sa version d’une affaire politico-financière qui n’a sans doute pas encore fini de livrer tous ses secrets. L’ancien patron du Srel fit travailler ses troupes sur ce dossier Lissouba, qui s’appuie essentiellement sur une épaisse documentation récupérée chez Gérard Reuter, à l’insu de ce dernier. Des pièces qui parleraient d’elles-mêmes tant elles seraient explicites. Le Service de renseignement ne jugea pas nécessaire en tout cas de mettre en branle une armée d’analystes. Pour maintenir fermé le couvercle de la cocotte minute ? Dans des réunions avec des collaborateurs, Mille évoqua en tout cas les bonnes relations liant Luc Frieden au banquier Alain Weber de la Bayerische Landesbank (dont le nom et la carte de visite furent exhumés dans des cartons de Gérard Reuter avant d’être transmis à la Police judiciaire puis au Srel) et considéra cette proximité comme un indice d’une certaine duplicité dans le dossier Lissouba, pour le moins lorsque l’ancien dirigeant africain chercha à retirer ses fonds du grand-duché contre des commissions pour acheter des armes devant lui servir à revenir au pouvoir dont il fut chassé en 1996. « Marco Mille a dit à plusieurs reprises que Frieden et Weber étaient proches, il ne pouvait d’ailleurs pas concevoir qu’une personnalité politique aussi exposée que Pascal Lissouba, ancien chef d’État en exil à Londres, ait pu entretenir un compte en banque au Luxembourg avec des sommes aussi importantes (150 millions de dollars, ndlr) sans qu’il y ait eu d’acceptation implicite au niveau politique, à tout le moins de connaissance de ces comptes et de leur origine », témoigne un proche du dossier. Ce sont surtout les conditions dans lesquelles l’ancien président congolais a cherché à reprendre son argent qui posent des questions. Sur quels indices le Srel appuyait-il ses graves assertions, à part les caisses de Reuter ? Les liens amicaux entre Frieden et le banquier lui ont-il suffi pour « monter » un dossier et nuire au pouvoir – comme ce fut le cas pour d’autres affaires sensibles, dont quelques-unes furent entièrement bidonnées (Land du 7 juin) –, documenter ses soupçons avant d’aller en informer le chef du gouvernement début 2006 ? Nulle part ne figure la date d’ouverture du compte par Lissouba à la Balaba. Cette banque fut utilisée aussi dans les années 1990 par Alfred Sirven, l’un des hommes clefs du dossier Elf et des financements douteux en Afrique. Était-ce suffisant pour mettre un ministre au pied du mur ? Rien ne semble avoir été fait non plus pour lever les soupçons, pas plus que des dispositions ne furent entreprises par le Srel, qui en avait pourtant les moyens, pour tenter d’infiltrer la banque luxembourgeoise et percer le mystère des comptes congolais au Luxembourg, des circonstances de leur ouverture et des circuits financiers ayant amené au grand-duché ces fonds probablement mal acquis. Lorsque les hommes du Srel firent leur petit show, PowerPoint à l’appui, devant le chef du gouvernement Jean-Claude Juncker, qui demanda la présence de son ministre de la Justice d’alors, Luc Frieden, au début de l’année 2006, ils n’osèrent pas appeler un chat un chat et évoquer plus explicitement les relations supposées entre Weber et Frieden ni parler des liens présumés avec Lissouba. Luc Frieden a dit récemment ne plus se souvenir de ce briefing ni de son contenu. Et rien dans la documentation que le Srel présentera à Juncker et à Frieden ne laisse présumer une mise en cause directe du ministre de la Justice ni de ses proches, même si Luc Frieden fut visiblement mal à l’aise lors de la réunion de 2006. Cette affaire Lissouba nous replonge en tout cas sept ans en arrière, en janvier 2006, lorsque la célèbre équipée constituée de Marco Mille, alors directeur du Srel, Frank Schneider, son chef des opérations, et l’agent André Kemmer vinrent faire un briefing au Premier ministre Jean-Claude Juncker et à son ministre de la Justice Luc Frieden, officiellement pour évoquer le « cas Reuter ». Une réunion qui sent le guet apens à plus d’un titre. D’abord, parce qu’elle fut enregistrée avec la montre du Srel. Inopinément, assure-t-on dans l’entourage du Service. L’existence de cet enregistrement pirate fut d’ailleurs révélée à Jean-Claude Juncker par l’agent Kemmer, en même temps que celui qu’il eut avec Marco Mille quelques mois plus tard. Si ensuite cette affaire Reuter sent le piège tant pour Juncker que pour Frieden, c’est que les documents qui leur furent alors exhibés étaient assez vieux et que la Police judiciaire en disposait depuis 2002. C’est un des informateurs d’André Kemmer, ex-PJ lui-même, qui lui apporta ce dossier sur un plateau. Une enquête fut-elle diligentée face à la gravité des faits, la personnalité de Lissouba et le contexte politique ? Les faits furent-ils rapportés à la Cellule anti-blanchiment du Parquet pour pousser la banque à dénoncer son encombrant client comme la loi anti-blanchiment l’y obligeait ? Les fonds furent-ils gelés ? L’enquêteur de la PJ Pierre Kohnen, qui fut le chef d’André Kemmer, ainsi que l’ancien substitut et chef de la Cellule anti blanchiment du Parquet Carlos Zeyen seraient sans doute en mesure de répondre. Les deux hommes furent en tout cas en étroite relation avec Marco Mille et Frank Schneider et les quatre se fréquentaient régulièrement dans les bureaux du Srel, sans que l’on puisse mettre des noms sur les dossiers qu’ils explorèrent ensemble, à l’exception de l’affaire dite de l’Angolagate. On retrouve d’ailleurs des éléments de ce dossier dans le briefing de janvier 2006, notamment la mention du marchand d’armes Zeev Zachary, proche de l’oligarque russo-israélien Arcady Gaydamak et de ses fonds d’investissement identifiés eux aussi au Luxembourg. L’Angolagate, qui coïncide à peu de chose près avec le Lissoubagate, fut en tout cas la démonstration que la justice luxembourgeoise n’a pas voulu mettre ses mains dans le cambouis ni trop s’impliquer dans des dossiers politico-financiers sentant le souffre. Arcady Gaydamak a effectué en mai dernier une visite éclair au Luxembourg pour y rencontrer certains de ses compatriotes russes, en même temps que son ancien conseiller financier luxembourgeois. Un tel déplacement au Luxembourg de Gaydamak restait encore impensable, il y a quelques mois, en raison du passé judiciaire pesant sur un personnage haut en couleur qui fut au cœur de l’Angolagate. Comment et quand le Srel s’est-il saisi de ce dossier Lissouba ? La réponse est à chercher auprès d’André Kemmer et un de ses informateurs. Lorsqu’il passa de la PJ au Srel en 2004, Kemmer prit les copies du dossier Lissouba dans ses bagages. Il faudra cependant attendre encore plus d’un an avant que ces pièces ne soient exploitées par le Service de renseignement. Elles ne le seront d’ailleurs qu’une fois achevée par le Srel la mission sur les milieux islamiques, en marge de laquelle d’ailleurs émergera la désormais fameuse opération Katana mettant en cause le procureur d’État Robert Biever et les réseaux présumés de pédophilie à Esch-sur-Alzette. Si la PJ semble s’être désintéressée de l’affaire Lissouba entre 2002 et 2004, le Srel, si tant est qu’il avait compétence à traiter ce dossier qu’il s’arrogea, ne se montrera pas davantage pugnace pour y mettre de la lumière. Car ce dossier ne connut pas de suite après le briefing de 2006. Or, tous les signaux auraient dû virer au rouge et alerter les autorités dès 2002, lorsque l’affaire avait encore une certaine fraîcheur. L’inaction apparente trouve-t-elle une partie de son explication dans le profil des protagonistes de l’entourage de Gérard Reuter venant de la mouvance du renseignement extérieur français, à travers entre autres les réseaux de templiers ? Il est vrai que le Srel ne s’est jamais montré très offensif dans les opérations de contre-espionnage, l’affaire de Karachi en France et du financement de la campagne électorale présidentielle d’Edouard Balladur en 1995 le démontre amplement. On ne fera en tout cas croire à personne que Gérard Reuter, en raison de ses liens avec les barbouzes français et parce qu’il se sentait menacé, méritait d’urgence en 2006 une protection spéciale et donc qu’on lui paie un appartement sécurisé aux frais du Srel, alors que les faits remontaient à au moins cinq ans en arrière. Les tentatives d’escroquerie mise en place à travers le Fonds international d’aide humanitaire (Land du 19 avril) et le coup d’essai de Pascal Lissouba pour retirer les 150 millions de dollars qu’il avait en compte à Luxembourg afin de financer l’achat en Iran d’armes via le Belge Jacques Monsieur, et peut-être aussi le réseau de Zeev Zachary, et lancer ainsi son génocide contre les populations civiles du Congo, remontaient, elles, au plus tard à 2001. A-t-on laissé partir du grand-duché les fonds du Congolais en sachant qu’ils avaient l’odeur du sang ? On peut aussi se demander où sont passées toutes les caisses de documents récupérées chez Gérard Reuter sur les affaires Elf et Lissouba ? Restituées à l’intéressé, toujours enfermées dans les archives du Srel, ou bien volatilisées dans le sillage du départ de certains de ses agents ? Qu’est devenue par exemple la mystérieuse caisse contenant des bons émis par la Réserve fédérale américaine, datant de l’après-Seconde guerre mondiale et ayant donné lieu à une mission officielle du Srel à cheval entre 2005 et 2006 ? La contrepartie de ces bons du trésor américain aurait été de l’or que les Japonais avaient spolié aux Philippins lors de leur conquête de ce pays dans les années 1940. Un accord aurait été conclu par la suite entre Tokyo et Washington, ayant débouché sur l’émission de ces bons, lesquels se sont retrouvés, plus de cinquante ans après la fin de la guerre, chez Gérard Reuter avant d’atterrir dans un bureau du Service de renseignement luxembourgeois, dans les mains de gens qui ont vraisemblablement cherché à les écouler, peut-être même à les blanchir. Sous le couvert d’une mission d’anti-blanchiment et de contre-terrosrisme dirigée par Frank Schneider et son adjointe aux opérations, le Srel s’est fait autoriser des écoutes (dont celles d’un franc-maçon allemand en contact avec un Chypriote présenté comme un proche du Hamas) par les juges et a pu aussi les faire justifier auprès de la commission de contrôle parlementaire pour remonter la piste de l’or des Philippins. Quel fut le but de cette opération et que serait-il advenu des fonds s’ils avaient été récupérés ? Une autre histoire, un autre scandale entachant le Service de renseignement qui n’a pas fini d’essuyer les plâtres.

Véronique Poujol
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