La 18e Biennale d’architecture de Veniseprend un tournant plus politiqueque jamais autour des thèmes de décarbonisation et de décolonisation.L’exemple avec les pavillons luxembourgeoiset belge

Dans l’espace ou sous la terre

d'Lëtzebuerger Land vom 02.06.2023

Politique, forcément politique. L’architecture n’est pas neutre. En nommant Lesley Lokko, première curatrice en charge de la Biennale d’architecture issue du continent africain, Roberto Cicuto, le président de la Biennale, conviait des voix longtemps marginalisées, différentes et divergentes de l’architecture dominante. « Pour déterminer comment relever le défi de l’avenir, nous devons prendre en compte les parties de l’humanité que nous avons exclues, et entendre les voix singulières », indique-t-il. La thématique The Laboratory of the Future met au centre de la réflexion « les questions de production, de ressources et de représentations » et se veut être « un agent du changement » à travers un « kaléidoscope fascinant d’idées, de contextes, d’aspirations et de significations », selon les mots de la curatrice d’origine ghanéenne. Pour elle, il n’est pas tant question de savoir à quoi ressemblera l’habitat du futur, mais de quoi il sera fait et à quoi il devra servir. Au sein des pavillons nationaux comme dans l’exposition internationale, les architectes tentent d’imaginer un monde meilleur en prenant leur part de responsabilité pour répondre aux enjeux climatiques, politiques et éthiques. Ça ne ressemble pas toujours à une conception classique de ce qu’est l’architecture : On découvre plus de films que de maquettes, plus de textes que de plans. « Notre compréhension conventionnelle de l’architecture n’englobe pas toute l’architecture. Il importe d’ouvrir de nouveaux territoires, de nouvelles géographies. »

Parmi ces préoccupations, la question des ressources est abordée par de nombreux exposants. Le constat est connu : L’extraction de matières premières pose des problèmes à la fois écologiques, économiques, politiques et sociaux dont les répercussions se mesurent à l’échelle mondiale. Certes, la réutilisation et le recyclage de matériaux offrent des solutions. Mais ils ne suffisent pas à pallier les besoins de ressources toujours croissants. Aussi, les chercheurs sont constamment à la recherche de nouvelles possibilités d’extraction, car les ressources sur Terre sont rares et limitées. Les fonds marins, l’espace ou la création de nouveaux matériaux naturels sont quelques unes des réponses apportées dans les pavillons.

Au pavillon luxembourgeois, Down to Earth, l’exposition conçue par les architectes et chercheuses Francelle Cane et Marija Marić s’intéresse aux ressources extra-terrestres, plus particulièrement lunaires, et à leur exploitation. Après avoir bâti sa richesse sur l’extraction du minerai de fer et la production d’acier, le Luxembourg se positionne comme un pionnier de l’exploration et de l’utilisation des ressources spatiales. Partant de cette situation et du développement du space mining, les curatrices développent une réflexion critique sur l’impact laissé par l’homme sur les territoires qu’il entend s’approprier pour en exploiter les ressources, qu’ils soient terrestres ou spatiaux. Elles repensent ainsi la question de la colonisation par une humanité qui veut continuer à croître, quitte à repousser les frontières terrestres en fantasmant sur une lune à conquérir. « La délocalisation de l’exploitation des ressources de la Terre, épuisée, vers ses coulisses ‘invisibles’, appelle à une réflexion urgente sur les conséquences que pourrait avoir un tel changement sur notre manière d’appréhender les notions de territoire, de ressources et de biens communs », décrivent-elles. L’exposition s’appuie sur les contributions de nombreux chercheurs, artistes et collaborateurs. Pour ce travail, les curatrices ont rencontré et interviewé des spécialistes et des entreprises travaillant dans le domaine du space mining, essentiellement au Luxembourg. « La conquête spatiale n’est plus aujourd’hui du fait d’États-nations qui veulent asseoir leur supériorité, mais d’entreprises privées qui développent de nouvelles technologies d’exploitation et d’extraction pour un marché futur pas encore tout à fait définit », détaille Marija Marić.

La Sale de Armi à l’Arsenale est plongée dans une ambiance de science fiction où un paysage lunaire occupe une grande partie de l’espace. Une image très reconnaissable, abreuvés que nous avons été d’iconographie liée à la conquête de la lune. Cette maquette à échelle réelle recrée le cadre des lunar laboratories comme il en existe plusieurs au Luxembourg et ailleurs. (L’Interdisciplinary Centre for Security, Reliability and Trust de l’Université du Luxembourg en dispose d’un au Kirchberg.) Marija Marić explique ce choix : « Ces laboratoires sont implantés à la fois à des fins technologiques, pour y tester différents aspects liés à l’extraction minière, notamment entraîner les robots à détecter les ressources ou à éviter les obstacles. Mais ils sont également une fabrication théâtrale, qui va donner un corps médiatique et un cadre symbolique à mise en scène de la promotion de économie spéculative de l’industrie minière spatiale. »

Pour continuer à décrypter les coulisses de l’exploitation minière spatiale, l’exposition ajoute d’autres aspects de la recherche menée par les curatrices. Il y a d’abord une publication, qui n’est pas exactement un catalogue, Staging the moon. Elle rassemble des essais critiques des deux curatrices. « L’un est sur la manière dont les médias contribuent à la création de cette fiction économique et nourrissent les spéculations autour des projets de space mining. L’autre s’intéresse au cadre légal et aux interprétations possible quant à l’exploitation du sous-sol lunaire », résume Francelle Cane. Les contributions artistiques d’Armin Linke et du photographe Ronni Campana donnent d’autres éclairages aux propos, avec par exemple, les détails du matériel utilisé pour la mise en scène photographiés comme pour un catalogue de produits haut de gamme.

Les résultats du workshop « How to : mind the moon », réalisé en collaboration avec le Centre canadien d’architecture (CCA) constituent une autre partie de l’exposition. Cinq chercheurs présentent leurs investigations sur des matériaux lunaires de manière cadrée et objective, en remplissant des fiches descriptives et techniques utilisées en laboratoire. Mais la lecture des commentaires prend une tournure sociologique et politique quand il s’agit, par exemple, de parler de « résistance » des matériaux, de « non contamination » ou de « pureté », reprenant un narratif et un vocabulaire colonial ou militaire, non sans une certaine ironie.

Ironie dont n’est pas non plus exempt le film Cosmic Market, d’Armin Linke, dernière partie de l’exposition. Le cinéaste enregistre les discours et interviews d’experts sur différents aspects de la recherche scientifique, de la législation spatiale, de la création de nouveaux marchés et des développements technologiques. On y explique que, pour le Luxembourg, les ressources de la lune sont déjà exploitables, même si les textes internationaux pour en réglementer l’accès font encore défaut. Le sérieux (ou le cynisme) avec lequel certains affirment « les hommes iront vivre dans l’espace ; la question n’est pas si, mais quand », « la lune est la prochaine frontière » ou encore « quand il aura des stations lunaires, nous serons là pour leur vendre de l’eau ou de l’oxygène » est contrebalancé par un montage assez cocasse d’images d’archives de la Nasa ou de l’agence spatiale russe, de publicités qui reprennent l’iconographie de l’espace dans les années soixante, de dessins animés ou schémas scientifiques datées. Le film ne nous dit pas quoi penser ou comment analyser les dires des protagonistes. Certains visiteurs peu patients (le film dure cinquante minutes) pourraient le prendre au premier degré et penser qu’il fait l’apologie de la conquête spatiale.

Comme son titre l’indique, Down to Earth est à la fois ancré dans le sol – référence à l’expression anglaise qui signifie que quelqu’un est pragmatique, réaliste et a les pieds sur terre – et tourné vers l’espace. « Ce titre a aussi pour but de rappeler aux visiteurs l’aspect terrestre de notre projet. Travailler et s’occuper de la lune est très abstrait, puisque nous ne pouvons pas aller sur la lune. Nos questions concernent d’abord la Terre et son futur », complète Marija Marić. Les curatrices estiment qu’en tant que chercheuses, elles n’ont pas à apporter une nouvelle solution technologique, mais une autre manière de considérer les problèmes. « Nous proposons un regard différent sur la lune afin de dépasser anthropocène actuelle. »

Retour à la terre

Quand les Luxembourgeois regardent vers l’espace, les Belges, creusent la terre. Avec l’exposition In Vivo, les trois jeunes architectes de l’atelier Bento, Corentin Dalon, Florian Mahieu et Charles Palliez s’intéressent aux potentialités du mycélium, la partie végétative des champignons, un réseau filamenteux souterrain. Depuis la création de ce laboratoire de recherche, leur questionnement est clair : « Comment repenser l’architecture dans un monde aux ressources finies ? ». Après s’être intéressés à la terre crue, ils se penchent sur le mycélium et ses diverses propriétés. Ils développent diverses « recettes », qui, selon les substrats qui nourrissent le champignon, donnent des résultats plus ou moins durs, fins, spongieux et dont les usages seront divers en architecture et en design. Pendant six mois, le mycélium de pleurotes a été nourri au marc de café, moulé dans des coffrages, puis mis en hibernation, pour obtenir des panneaux. Aux Giradini, une structure architecturale est composée de 620 de ces panneaux de mycélium endormi. Le tout est posé sur une dalle en terre crue issue d’excavation des chantiers de construction. Une manière de valoriser des filières de production qui permettraient au secteur de la construction, aujourd’hui des plus polluants, d’aller vers un mieux disant, redonnant de l’espoir. À la fin de la Biennale, les matériaux amenés par camion de Bruxelles seront réutilisés sur Le Vignole, une île de la lagune consacrée à l’horticulture.

L’exposition met en évidence les propriétés assez extraordinaires du mycélium : des cuirs qui s’autoréparent, indéchirables et imperméables, des briques de construction qui s’assemblent sans mortier, des isolants acoustiques ou thermiques, des panneaux décoratifs… Sans compter que, pendant son processus de génération, il consomme du CO2, un argument très intéressant face à l’urgence climatique. Les jeunes architectes ne sont pas utopistes, ils savant que le mycélium est un matériau. Il faudra en analyser la longévité, les conditions de mise en œuvre, les potentielles nuisances… « Il faudra probablement quarante ans avant d’espérer voir l’utilisation du mycélium se répandre à grande échelle ».

Les curateurs du pavillon belge posent aussi des questions : « C’est un matériau vivant. Il demande du soin et de l’attention. Il faut lui permettre de dormir, de se régénérer. Cela implique une nouvelle manière d’être, d’habiter. » C’est pourquoi, ils ont travaillé avec la philosophe Vinciane Despret. Elle propose des réponses à travers la fiction dans un livre-catalogue réalisé avec l’anthropologue Juliette Salme et la romancière Christine Aventin. Les autrices se sont projetées en 2050 et remontent le temps à travers une série d’archives réelles ou inventées. « Nous utilisons la science fiction pour imaginer quel monde pourra être celui de cette architecture du vivant. Les gens qui habitent des maisons en mycélium vont avoir des interactions avec ces champignons… » Vinciane Despret rappelle que nous ne sommes pas des individus isolés, mais des êtres connectés avec une quantité d’autres êtres comme les bactéries, les virus, les champignons. La professeure aux universités de Liège et de Bruxelles pointe l’importance du vocabulaire choisi : « Quand on dit que les champignons ‘colonisent’, cela suppose que la colonisation est un processus naturel et cela légitime des processus de colonisation. Disons plutôt que les champignons ‘explorent’, ‘territorialisent’. »

Un discours clair et engagé, une pensée critique et constructive, qui correspond à l’esprit de cette biennale. Quand on dit que l’architecture n’est pas neutre…

18e Exposition Internationale d’Architecture, la Biennale di Venezia, jusqu’au 26 novembre. Pavillon du Luxembourg : Arsenale, Sale d’Armi.
Pavillon de la Belgique : Giardini

France Clarinval
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