Il y a déjà plus de vingt ans que la succursale parisienne d’une banque anglaise défrayait la chronique en créant un service de gestion privée dédié aux « riches veuves ». Une initiative audacieuse dans un monde peu réputé pour son originalité en matière de segmentation de la clientèle et qui permit à cet établissement de « casser la baraque » en termes d’avoirs sous gestion : non seulement ces clientes lui sont restées fidèles après la disparition de leurs maris, mais, grâce au bouche-à-oreille, elles ont drainé vers leur banque une quantité non négligeable de leurs amies et connaissances se trouvant dans la même situation. La création de ce service temporaire d’accompagnement ne devait rien à des études complexes, mais au simple constat empirique qu’à l’état de détresse morale et affective ressenti par ces femmes s’ajoutait un grand désarroi financier, dans la mesure où, du vivant de leurs époux, elles n’avaient pas souvent été associées à la gestion de la fortune du ménage.
Un état de choses qui n’a guère changé au fil du temps. Selon une enquête de la banque suisse UBS parue en mars 2019, plus de la moitié des femmes de plus de cinquante ans dans le monde (54 pour cent) s’en remettent toujours à leur conjoint pour gérer des décisions financières à long terme pour des raisons comme « il ne m’a jamais encouragée » ou « il en sait plus que moi sur le sujet ». De manière surprenante, dans un pays comme les Etats-Unis, 56 pour cent des femmes âgées de vingt à 34 ans se comportent toujours de la sorte. Une situation préjudiciable au moment où le décès du conjoint les oblige à prendre le contrôle de leurs avoirs. L’étude UBS a révélé qu’un nombre élevé de veuves (74 pour cent) ont découvert des surprises financières négatives à cette occasion. Or, en quelques années, le nombre de ces riches veuves a considérablement augmenté, tout comme le niveau de leur fortune. C’est la raison pour laquelle l’hebdomadaire britannique The Economist, s’appuyant sur plusieurs études récentes, leur a consacré début mai un article (« Rich pickings : older women are getting richer. How will wealth managers adapt ? ») d’où ressort une menace claire pour les professionnels : 70 pour cent des veuves aisées changent de banque ou de conseiller indépendant dans l’année qui suit le décès de leurs maris (80 pour cent au Canada) ! Il leur faut s’adapter sauf à prendre le risque de perdre ces clientes, qui pèsent lourd en termes d’actifs, mais aussi leurs héritiers.
Selon une étude de McKinsey publiée en juillet 2020 (« Women as the next wave of growth in US wealth management »), la richesse totale des personnes détenant un patrimoine supérieur à un million de dollars se monte à 20 200 milliards de dollars. Les femmes en détiennent 5 400 milliards soit 26,7 pour cent. Mais si on s’intéresse aux personnes possédant plus de cinq millions de dollars, la part des femmes grimpe à quarante pour cent (elles contrôlent un montant total de 1 600 milliards). Parmi elles figurent un grand nombre de baby-boomers, qui ont entre 55 et 75 ans. Leur richesse vient de leur activité professionnelle mais aussi en grande partie de l’héritage : 56 pour cent déclarent en avoir bénéficié, tandis que 37 pour cent affirment avoir acquis leur richesse grâce à leurs affaires propres.
Les actifs hérités proviennent de leurs parents mais aussi de leurs maris, car une partie d’entre elles sont veuves. La démographie l’explique : les femmes vivent davantage que les hommes (5,2 ans de plus dans les pays de l’OCDE) et elles sont généralement plus jeunes que leurs maris. De ce fait, on estime qu’environ la moitié des femmes de plus de 65 ans survivent en moyenne 15 ans à leur conjoint ! L’étude concluait qu’une grande partie de la richesse des baby-boomers (qui aux Etats-Unis représente 70 pour cent des actifs investissables des ménages aisés) serait gérée par les femmes d’ici 2030. Les professionnels doivent se pencher sur le comportement financier de ce segment. De façon générale, les femmes, notamment les plus âgées, ont une approche des placements plus prudente que les hommes. Elles se concentrent davantage sur des objectifs de vie et donc sur la dépense (scolarité des petits-enfants, santé, immobilier, voyages) que sur la performance et l’accumulation financières. Elles présentent une plus grande aversion au risque et privilégient la protection du capital en vue de sa transmission. Au final elles sont plus susceptibles de gérer leur argent avec des stratégies d’investissement passives et détiennent beaucoup de produits à faible rendement. Cela étant, pour The Economist, il faut se méfier du « stéréotype d’une mamie aimable et prudente », car certaines données fiscales américaines donnent une autre image de leurs profils d’investissement.
La prudence des femmes pourrait s’expliquer par leur manque de confiance en elles, lui-même alimenté par leurs lacunes dans la connaissance des produits et des mécanismes financiers. Selon McKinsey, 24 pour cent d’entre elles, contre 39 pour cent des hommes, ont confiance dans leurs capacités de prendre des décisions financières importantes sans l’aide d’un professionnel. Un constat qui ouvre un boulevard aux conseillers bancaires ou indépendants, d’autant que les chercheurs indiquent que « les femmes aisées âgées sont deux fois plus susceptibles que les hommes de préférer payer des frais de un pour cent ou plus pour un compte géré par un conseiller financier, que de payer dix points de base (0,10 pour cent) pour un service uniquement numérique ». Mais si la clientèle féminine âgée et aisée a une telle propension à changer de conseiller après la disparition du conjoint, c’est parce qu’une grande partie (73 pour cent selon BCG) se déclare très insatisfaite de la façon dont elle était traitée lorsque les maris étaient encore en vie. Ces clientes ont des idées bien arrêtées : plus de la moitié des sondées ont déclaré qu’il était « extrêmement important » pour elles d’avoir affaire à quelqu’un qui corresponde à leur personnalité et avec qui elles aient des affinités, contre environ quarante pour cent des hommes. Environ un tiers exigent de travailler avec une personne en qui elles ont confiance, soit à nouveau dix pour cent de plus que les hommes. Mais elles ne recherchent pas explicitement à traiter avec des conseillères.
Prendre en charge une clientèle où les femmes sont de plus en plus nombreuses et actives constitue un challenge pour les professionnels de la gestion privée, à l’image d’autres secteurs auparavant axés sur une clientèle masculine, comme l’automobile et l’immobilier, qui ont réorganisé leurs modèles de produits et de services pour répondre aux besoins des femmes. De nombreux établissements bancaires et cabinets indépendants sont déjà très impliqués dans la réponse aux besoins des femmes, et notamment des plus âgées. « Ils ont expérimenté de nouvelles offres de produits, embauché davantage de conseillères et lancé des événements d’éducation financière et de sensibilisation » selon McKinsey. Au Grand-Duché, la Banque de Luxembourg propose ainsi un programme spécifique nommé
« Femmes & Patrimoine ».
Le monde de la gestion privée doit aussi adapter sa communication. Selon She-conomy.com, un site spécialisé dans le marketing destiné aux femmes, 84 pour cent d’entre elles s’estiment mal comprises en observant les publicités sur les placements financiers. The Economist de son côté écrit que « le golf est terminé et les journées de spa arrivent ». L’enjeu n’est pas mince : une analyse menée par McKinsey montre que le simple fait de retenir les « veuves du baby-boom » (segment qui présente un risque élevé de défection), permettrait aux professionnels d’augmenter leurs revenus d’un tiers.
Les divorcées aussi
Pendant longtemps il a été tenu pour acquis que les riches divorçaient moins que les autres pour des raisons patrimoniales, seules les stars hollywoodiennes échappant à cette règle tacite. L’annonce début mai du prochain divorce de Melinda et Bill Gates, deux ans après celui du couple Bezos, et suivant ceux d’autres milliardaires moins connus, montre que le phénomène touche désormais les entrepreneurs les plus riches. Les sommes en jeu sont considérables : détenant quatre pour cent des actions Amazon, McKenzie Scott, ex-Mme Bezos, est à la tête d’une fortune de 65 milliards de dollars au cours actuel de bourse : cela en fait la deuxième femme la plus riche du monde derrière Françoise Bettencourt-Meyers, héritière du fondateur de l’Oréal (73,6 milliards de dollars selon le classement Forbes paru en avril 2021) et devant une autre héritière, Alice Walton (Wal-Mart) avec 61,8 milliards. Elle se situe à la treizième place d’un palmarès dominé par son ex-mari mais, en 2022, elle pourrait être rattrapée par Melinda French-Gates.
Il s’agit naturellement de cas extrêmes, mais il est probable que la population des divorcées d’entrepreneurs, qui reste mal connue en nombre et en profil, a beaucoup augmenté au cours des dernières années à tous les niveaux de patrimoines. On sait tout de même que ces femmes sont nettement plus jeunes – dans les cas cités McKenzie Scott a 51 ans et Melinda French-Gates en aura bientôt 57- qu’elles avaient souvent leur propre vie professionnelle avec un haut niveau de qualification et qu’elles étaient plus impliquées que leurs aînées dans la gestion de la fortune familiale. À côté des « riches veuves », les « divorcées fortunées » constituent donc un nouveau segment lucratif pour les professionnels de la gestion privée.