Ardent hommage de Marina Abramović à Maria Callas au-delà du sort fait aux femmes à l’opéra

7 Deaths to Immortality

d'Lëtzebuerger Land vom 10.09.2021

Si les divas ne meurent pas, a fortiori la diva assoluta, passant de la vie à la légende, c’est peut-être que des morts, elles en ont subi tellement sur la scène. On sait en effet combien les femmes sont bafouées à l’opéra, un long cortège de victimes où la philosophe française Catherine Clément n’a pas eu de mal à puiser pour sa Défaite des femmes, et à l’université de Zurich, Elisabeth Bronfen a même été plus directe, Over Her Dead Body. Marina Abramović en a choisi sept, de ces morts d’héroïnes, pour citer encore Bronfen, « culture uses art to dream the deaths of beautiful women ». Des morts en l’occurrence immortalisées par Maria Callas, de Violetta se consumant de la tuberculose à Norma marchant vers le bûcher, leurs compagnes d’infortune étant Tosca, Desdemona, Cio-Cio-San, Carmen et Lucia, qui osera dire que le bel canto les a bien servies.

Ah, dans ces morts, qu’on veut nous faire prendre pour autant de sacrifices, il manque les Senta, Brünnhilde, Isolde, au moins pour les deux dernières leur adieu aurait été trop long, Marina Abramovic insiste dans ses propos justement sur la brièveté de la mort, en tant qu’événement, et la durée des représentations d’opéra, qui lui paraissent souvent longues. Voilà ce qui exclut Wagner.

À Munich, pour la création en pleine pandémie, l’autre soir au Palais Garnier, côté cour de la scène, un lit et une femme qui de toute la première partie du spectacle ne bougera pas. Des cantatrices viendront se tenir debout pour chanter les différents airs, dans l’ordre Hera Hyesang Park, Selene Zanetti, Leah Hawkins, Gabriella Reyes, Adèle Charvet, Adela Zaharia (qui en a le plus long, le plus prenant dans la folie de Lucia), Lauren Fagan. Derrière elles, des vidéos montrent Marina Abramovic et Willem Dafoe dans des scènes qui correspondent à ce qui est chanté, sans qu’il y ait la moindre duplication ; au contraire, jamais il n’y a eu pareil emboîtement, de la cantatrice et des images projetées. Scènes et images prennent de l’espace, alors que le chant, dans sa puissance ou son désespoir, s’élève. Appelez cela un parfait accord, voire une communion, celle qui s’est établie entre Marina Abramović et Maria Callas. Et nous passons d’un air à l’autre, les notes de Marko Nicodijevic qui font la liaison, interprétées par l’orchestre de l’Opéra national de Paris sous la direction de Yoel Gamzou.

Le lit de Violetta, l’arène de Carmen, des lieux défilent, des gestes meurtriers ou suicidaires s’esquissent, on finit sur la couleur rouge, le visage ensanglanté de Marina Abramović derrière Lucia (et d’un coup remontent les souvenirs de Balkan Baroque, l’amas d’os de bovins, en 1997, à la biennale de Venise), la fournaise vers laquelle avancent Norma et Pollione ; la vie de la Callas a été marquée plus d’une fois par le rôle, en 1958, où ce fut la scandale à Rome quand elle dut interrompre une représentation, en 1965, où à Paris elle le chanta pour la dernière fois sur scène sous la direction de Georges Prêtre.

Changement de décor, nous voici pour la deuxième partie au 36, avenue Georges-Mandel, à Paris, dans la chambre même où Maria Callas est décédée le 16 septembre 1977, elle n’avait que 53 ans. Dès lors, cela va plus loin que la communion évoquée plus haut, Marina Abramovic se glisse, plonge dans les derniers instants de la cantatrice ; elle regarde sa vie passer dans les photos étalées sur le lit, se lève, va vers le miroir, ouvre la fenêtre, et une toute dernière fois, avant que la chambre ne soit vide, retentit sa voix. Maintenant il ne reste plus que le mobilier, et les sept chanteuses viennent le recouvrir d’une tulle noire. Marina Abramovic, quand elle réapparaît, est vêtue d’une robe dorée, d’un rayonnement d’au-delà.

« Die ins Masslose getriebenen Ausdrucksmomente der Kunst stellen… nichts anderes dar als das Bedürfnis, die Zeit anzuhalten… » Pour Werner Schroeter qui a célébré de la sorte Maria Callas au moment de sa mort, elle était « diejenige, die in ihrer Ausdruckskraft die Zeit so lange stehenlassen konnte, bis jede Angst verschwand, auch die vor dem Tode selbst, und ein dem, was man Glück nennen sollte, ähnlicher Zustand erreicht wurde ». Marina Abramovic, dans son art radical, dans 7 Deaths of Maria Callas, atteint au même degré d’intensité, fait partager un même état de bonheur.

Lucien Kayser
© 2024 d’Lëtzebuerger Land