De l’événement, il n’est resté qu’une photographie, une seule : des autobus rangés le long de la rue Nélaton, dans le quinzième parisien, ils avaient servi les 16 et 17 juillet 1942 à transporter les Juifs arrêtés au Vélodrome d’Hiver, étape provisoire de près de 13 000 victimes, dont 4 000 enfants. Triste anniversaire demain et dimanche de ce qui est passé dans l’Histoire sous le nom de « rafle du Vel’ d’Hiv ». Longtemps une chape de plomb avait été maintenue dessus, du moins en ce qui concernait la responsabilité du côté français. Le 16 juillet 1995 seulement, le président Chirac prononça le discours exprimant le sentiment de honte, « manquant à sa parole, (la France) livrait ses protégés à leurs bourreaux ». On dira, un discours, venu tard, mais quand même à marquer d’une pierre blanche. Comme le sera un autre discours, du ministre Villepin, à New York, parlant d’un vieux pays, d’un vieux continent, pour refuser de rejoindre la coalition des menteurs Bush et Blair.
Bien avant toutefois, il aurait été possible de savoir. Dès 1967, un livre, révélateur de la rafle, parut chez Robert Laffont, signé par deux anciens résistants communistes, le médecin Claude Lévy et le journaliste Paul Tillard. Et ce fut un hebdomadaire de l’époque, Le Nouveau Candide, qui en publia les bonnes feuilles, après avoir demandé à Cabu des dessins pour les illustrer. Il le fit à partir des textes, pas d’autres repères, lui n’avait que 29 ans, mais dessinateur connu déjà, notamment pour son personnage de fiction du Grand Duduche. Le Vélodrome, il l’avait connu dans des circonstances plus heureuses, lauréat d’un concours de dessin à l’âge de quatorze ans, où il s’était vu remettre un vélo, avait été invité à faire un tour de piste sous l’immense verrière.
On connaît et apprécie Cabu pour les dessins qu’il a faits pour Hara-Kiri, qu’il fera plus tard pour Le Canard enchaîné, pour Charlie Hebdo. Avec dans la salle de rédaction de cet hebdomadaire, rue Nicolas-Appert, une autre rencontre, fatale, avec la barbarie, assassiné le sept janvier 2015 avec onze personnes par les frères Kouachi. Cabu, un des meilleurs dessinateurs de la presse satirique, avec des caricatures dont le (faux) respect n’était pas l’apanage. Aujourd’hui, dans le livre qui vient de paraître : Cabu, La Rafle du Vel’ d’Hiv’, dessins présentés par Laurent Joly, chez Tallandier, pour accompagner une exposition au Mémorial de la Shoah, rue Geoffroy l’Asnier à Paris, l’intention de Cabu est toute différente bien sûr, inverse, dirais-je ; et son art est tout autre, moins incisif, ou acerbe, le trait n’en est que plus saisissant peut-être, il nous touche, nous émeut, face à toutes les situations d’injustice, de malheur, de détresse, qu’il déplie, en seize dessins, dont un inédit.
Le hasard veut que ces lignes coïncident avec le festival de la bande dessinée de Contern. Et comment dans pareil contexte ne pas mentionner tout ce que le roman graphique, à commencer par Maus, d’Art Spiegelman, a fait pour la connaissance de la barbarie (ensemble avec tels films) dans le grand public. Le livre de Cabu se limite à des dessins, commentés, il tient pourtant tant soit peu de la bd, avec la succession des images, qui font comme une trame narrative ; elles se suffisent à elles-mêmes, un lien s’imposant quand même avec le film de Joseph Losey, Mr. Klein, avec Alain Delon, marchand d’art peu scrupuleux pris dans les tourbillons, la spirale d’une ville où l’on surveille, on arrête, on rafle, on déporte.
Dans ses dessins, Cabu colle à la réalité, à celle vécue dans l’angoisse la plus forte par les Juifs arrêtés. Dès la première image, où dans une rue de Paris, ils sont cinq, policiers ou non, à aller vers un jeune homme, peut-être encore insouciant, malgré son étoile jaune. Et le film des épisodes terribles de continuer, les arrestations, les escortes policières, les suicides (avérés ou non), les rassemblements, les transports en bus, enfin l’enfer du Vel’ d’Hiv’, avant Drancy et Pithiviers. Un moment de répit dans cette suite insupportable, de salut même, une jeune femme et sa fille qui réussissent à fuir, voilà Marjem Lichtsztejn croquée sous le métro aérien, soulagée, mais la peur à jamais marquée dans le visage.
Le jeune Cabu ne met pas seulement tout son talent dans ces images, une sorte de reportage. Talent dans le choix de l’encadrement, de la composition. Tous les moyens qu’il a à sa disposition y passent, dessin à la plume, stylo isographe, encre de Chine, fusain, gouache, crayon, voire déchirures sur papier. Pour montrer l’agitation désespérée de la foule, exprimer de désarroi de l’individu. Son art de la sorte interpelle, nous fait nous arrêter sur les victimes, sans escamoter, pas de complaisance, les bourreaux. Un grand art où le clair-obscur, avec les valeurs de gris, la juste distribution des ombres et des lumières, les transitions qui poussent à la brutalité, qui rattache ici Cabu au maître, à Rembrandt, qu’il admirait, vénérait.