« Pendant des siècles, les récits d’Europe ont nourri nos rêves. Mais, quand on a vu certains lieux de cet Occident, on déchante : la cabane d’une voyante, décorée de motifs psychédéliques, sur le boulevard Magenta à Paris, les deux-roues sales aux garde-boue cabossés qui encombrent les trottoirs des villes anciennes, la détresse de certains habitants de ce pays riche m’ont éclairé. L’Occident n’est plus en Occident. » C’est ainsi qu’Oktay, anthropologue turc, marxiste de surcroît, exprime sa désillusion croissante avec la France où il s’est établi dans les années soixante.
La fille de l’ethnographe, le nouveau roman de Timour Muhidine, nous entraîne sur les traces de ce critique cultivé du « pays des Lumières » et de sa fille Nedjla qui souffre d’un terrible mal – celui d’être jeune : « Avoir 20 ans, c’est une chose insupportable. Douloureuse comme une infection. » Muhidine, qui a grandi dans les hauts de France avant de se retrouver à Paris, où, ces jours-ci, il enseigne la littérature turque aux Langues O’, tout en s’engageant pour mieux faire connaître les lettres de Turquie en francophonie, n’est pas un inconnu des lecteurs du Land qui se souviendront peut-être de l’ouvrage qu’il a consacré avec Patrick Dupuich aux géants du Nord de la France et de la Belgique (Land, 10 mai 2019).
Le nouveau livre de Muhidine est un roman social empreint d’un humour aussi noir que certaines des pensées de ses protagonistes. Celles d’Oktay certes, mais aussi celles de sa fille Nedjla. Le regard critique qu’Oktay porte sur la France des années soixante est celui de l’ethnographe marxiste qui analyse ce qu’il voit. Toutefois il s’agit aussi d’un regard venu d’ailleurs se posant sur l’Europe de l’Ouest, un peu à l’image de textes inoubliables telles que les Lettres persanes de Montesquieu et les plus récents Die Forschungsreise des Afrikaners Lukanga Mukara ins innerste Deutschland (Lukanga Mukara-Voyage d’études dans les profondeurs de l’Allemagne) de Hans Paassche, traduit il y a quelques années par Julien Fortin, et surtout le poème épistolaire Taranta Babu’ya Mektuplar (Lettres à Taranta Babu) de Nazım Hikmet, œuvre traduite en français par Muhidine. En effet, La fille de l’ethnographe est un roman qui comme ces classiques susmentionnés permet de se découvrir dans le regard de l’autre et de chercher des réponses que souvent l’on n’aurait pas oser poser. Ainsi le père de la narratrice s’interroge : « Comment se fait-il qu’entre les bigots catholiques et les tenants de la charia en Turquie, la langue est si proche ? L’intention reste la même mais le catholique s’imagine avoir une supériorité sur l’autre, tant dans l’intensité de la foi que dans le raffinement et la bonté, la compassion. Comment justifier cela ? »
Le personnage de Nedjla, voilée et insoumise, ou plutôt voilée parce qu’insoumise, fait sauter bien des clichés au sujet de la femme musulmane, telle qu’elle est souvent imaginée, fantasmée surtout, dans les milieux non-musulmans. Nedjla n’y va pas avec le dos de cuillère, quand il s’agit de faire déchanter les lecteurs en quête d’un Istanbul évoquant Pierre Loti et l’Orient mystique et sensuel de ses romans turcs : « En été, Istanbul sent la grillade, la mouette gavée de poisson rance et les pieds sales. Istanbul est un vaste corps à l’hygiène douteuse. »
Certaines lecteurs reconnaîtront ci-et-là des références à la littérature turque contemporaine, une littérature que l’on réduit trop souvent à des figures comme Orhan Pamuk et Elif Shafak, cette dernière écrivant pourtant avant tout en anglais. Les mauvaises langues, du moins en Turquie, diront qu’il s’agit là d’auteurs qui sont « bons pour l’Occident », un renvoi à ces cachets jadis apposés en France sur les diplômes des étudiants provenant de l’Empire ottoman et des colonies et qui indiquaient qu’ils étaient tout juste « bons pour l’Orient », mais inemployables en Occident. Mais laissons-là les mauvaises langues à leurs éternelles jérémiades. C’est vrai, pourquoi se complaire à voir le mal partout, alors qu’il existe, malgré le triste état de notre planète, tellement de raisons de se réjouir et d’y trouver la force nécessaire et l’inspiration pour changer la vie. Et parmi ces raisons, il y a sans nul doute La fille de l’ethnographe, un récit qui dévoile les complexités des relations entre une fille et un père, mais aussi entre la Turquie et l’Europe, la France surtout, loin des clichés orientalisant et avec une bonne dose d’humour qui nous fait du bien.