Moins trois plus deux « Sans beaucoup d’explications, le guide rouge a décidé de retirer notre étoile, alors que notre adresse y était imprimée depuis plus de 21 ans ». Les mots du chef Arnaud Magnier, patron du restaurant Clairefontaine, postés sur sa page Facebook, expriment colère, désarroi, incompréhension. Même surprise et déception à l’Hôtel Le Place d’Armes dont La Cristallerie a subit le même sort. Son message cherche l’explication dans « les enjeux du nouveau projet de la Villa Pétrusse, où doit se déplacer notre restaurant gastronomique ». Aux Jardins d’Anaïs, qui avait affiché l’étoile quelques mois après son ouverture, le changement de chef est supposé justifier la rétrogradation. Et la patronne, Annabelle Hazard veut croire « en [son] équipe soudée et fidèle au côté de [son] nouveau chef pour reconquérir cette étoile ».
Trois étoiles disparaissent du ciel gastronomique luxembourgeois. Et deux autres font leur apparition. Deux jeunes chefs très différents l’un de l’autre, mais qui ont ouvert leur restaurant à peu près en même temps, à l’époque troublée du confinement. D’un côté le Japonais Ryodo Kajiwara (dont le restaurant porte le nom), notamment formé auprès des chefs locaux Mosconi et Magnier et déjà auréolé du titre de Chef de l’année par le Gault&Millau. Il accueille cette consécration en écrivant : « Ce n’était pas un rêve, mais j’ai réalisé un rêve ». Son petit restaurant à Hollerich affiche déjà complet tous les soirs depuis plusieurs mois et il n’a d’autre ambition que de poursuivre son travail : « Garder une étoile est beaucoup, beaucoup plus difficile que de l’obtenir ». L’autre nouvel étoilé, c’est Julien Lucas (La Villa de Camille et Julien au Pulvermuhl), passé par les cuisines des maîtres français que sont Ducasse, Robuchon ou Fréchon. Il avait déjà raflé l’étoile comme chef à l’Auberge du Jeu de Paume à Chantilly. Il n’a jamais caché son ambition de réitérer l’exploit : « Notre objectif est de décrocher une étoile rapidement, puis de continuer à grandir pour aller chercher la deuxième », disait-il au Républicain Lorrain en juin 2020. Une dose d’arrogance qui lui a été reprochée à ses débuts et qu’il corrige par un travail de chaque instant et une ouverture vers les producteurs locaux. Une semaine après avoir décroché l’étoile, il remarque que son carnet de réservations se remplit à toute vitesse : « L’étoile, ça change tout. Nous bénéficions d’une nouvelle visibilité. Maintenant, c’est le début d’autre chose ».
Entre les déceptions et les satisfactions, les commentaires ont été vifs, voire violents. Sur les réseaux sociaux, chacun y va de son anecdote pour soutenir le restaurant où il a ses habitudes ou pour dénigrer celui où il a eu une mauvaise expérience. Face au Land, Werner Loens, responsable sectoriel du Michelin pour le Bénélux justifie les choix du guide. « Quand le niveau n’est plus là, il faut aussi qu’on prenne des décisions, même si elles ne sont pas très agréables. On s’adresse d’abord au consommateur et il faut qu’on l’envoie dans les restaurants qui méritent vraiment leur étoile ». Il suit ainsi la politique insufflée par le « nouveau » directeur international des guides Michelin, Gwendal Poullennec. En poste depuis trois ans, il s’est tôt fait remarquer en affirmant qu’aucune étoile n’était éternelle et en rétrogradant des monuments de la gastronomie française comme Bocuse ou l’Auberge de l’Ill. « Ajouter ou enlever une étoile est la conséquence de plusieurs repas consécutifs, par plusieurs inspecteurs différents. Si tout va bien, on ne retourne pas tout de suite au restaurant. Mais quand des problèmes sont constatés, un autre inspecteur est envoyé deux ou trois mois après. S’il arrivent à la même conclusion, la décision sera prise d’enlever une étoile. Mais parfois, un dossier prend trois ou quatre années », poursuit Werner Loens. Cela explique pourquoi certaines décisions tombent au mauvais moment, alors qu’un effort était justement entrepris.
Ambivalence « Pendant longtemps, les guides Michelin et Gault&Millau surévaluaient ce qui se passait au Luxembourg, sans doute par manque de comparaison internationale. Les deux ont fait des efforts pour mettre les choses à plat. Michelin sera toujours Michelin avec ses fans et ses détracteurs. Il y aura toujours des décisions discutables, notamment au point de vue de leur timing », commente Dilip Van Waetermeulen. Ce professionnel de l’immobilier est un foodie inconditionnel qui connaît très bien la haute gastronomie, notamment en Belgique et au Luxembourg et ne compte plus le nombre de restaurants étoilés où il s’est attablé. « Il faut relativiser le poids des étoiles dans un pays comme Luxembourg qui compte avant tout sur une clientèle locale, qui fréquente certains restaurants par tradition, par confort plutôt que pour ses récompenses », estime Giovanni Farinella, vivant au Luxembourg depuis plusieurs années et collaborateur du magazine italien Identità Golose, ce qui l’a amené à fréquenter de nombreuses grandes tables dans le monde. Les deux gastronomes dressent le même constat sur l’ambivalence des décisions du guide Michelin. Ainsi, les inspecteurs fustigent en même temps le manque d’audace et le recul de la tradition française. Ils regrettent les tendances actuelles avec des menus uniques, ou plus de jours de fermeture, tout s’y adaptant notamment avec l’abandon de nombreuses éditions papier. Pour la première fois cette année, la sélection Belgique-Luxembourg n’est publié que sous forme numérique.
Ce manque de lisibilité ouvre la porte à toutes les interprétations, toutes les colères et tous les cris d’incompréhension. « Les critères de classement ne sont pas clairs et transparents. Ce qui me manque, c’est la consistance et l’homogénéité. Si tous les deux ou trois étoiles dans le monde se valaient, les lecteurs comprendraient ce qui permet au Michelin d’afficher ou pas ces étoiles. Mais c’est loin d’être le cas », estime Dilip Van Waetermeulen. Depuis 2018, cinq critères sont énoncés dans un petit encadré dans le guide au format papier : Le choix des produits ; la maîtrise des cuissons et des saveurs ; la personnalité de la cuisine ; la constance de la prestation ; le bon rapport qualité-prix. Des termes suffisamment flous pour être librement interprétés, qui cependant battent en brèche l’idée que le cadre, le décor et le service entreraient en ligne de compte. Pendant longtemps, les inspecteurs se présentaient aux restaurants, après avoir payé l’addition. Cela permettait aux chefs de savoir qu’ils avaient été inspectés. Parfois quelques remarques ou conseils fusaient. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, « pour préserver l’anonymat des inspecteurs ». Les rapports d’inspection rédigés à la suite de ces repas, ne sont pas présentés aux restaurateurs, mais ils peuvent demander « une ligne de conduite ».
Combien de division ? Ce changement laisse planer un flou sur le nombre d’inspections réalisées. Werner Loes botte en touche, préférant une réponse qui sent la phrase apprise par cœur dans un guide de marketing : « Un restaurant étoilé est inspecté le nombre de fois nécessaires pour pouvoir prendre les bonnes décisions ». Avec 141 restaurants étoilés dans la sélection 2022 pour la Belgique et le Luxembourg et en ne comptant que 1,5 visite en moyenne par restaurant (dans une interview de l’année dernière, Werner Loens affirmait que Zilte à Anvers avait été inspecté quatre fois pour se voir accorder une troisième étoile), on arrive à plus de 200 repas. Et encore, en ne calculant pas les restaurants qui ont perdu une étoile, ni ceux qui affichent un Bib Gourmand (menus de qualité à bon rapport qualité/prix), ce qui en ajoute 200 de plus au bas mot. Ça fait beaucoup. Aussi, l’évolution du guide va vers une internationalisation des inspections. « Pendant que les restaurants étaient fermés ici, on a visité ailleurs et pendant que c’était fermé chez eux, des inspecteurs italiens, anglais et allemands ont sillonné les restaurants de chez nous », justifie le directeur Bénélux qui table, à terme, sur une proportion de quarante pour cent d’inspecteurs étrangers. Une harmonisation internationale qui fait de plus en plus sens alors que le guide compte aujourd’hui 34 destinations (Dubaï, l’Estonie, la Hongrie, et Istanbul sont les dernières en date. Toronto vient d’être annoncé) et en vise 64 d’ici deux ans.
Nostalgie Aujourd’hui, le Luxembourg compte donc neuf étoiles pour huit restaurants. C’est particulièrement peu. « J’ai commencé il y a 36 ans au guide Michelin, il y avait entre deux et trois fois plus d’étoilés au Luxembourg », se souvient Werner Loes. Il plonge dans sa mémoire : « Le plus beau souvenir que j’ai d’un plat au Luxembourg, c’était chez Guillou au Saint-Michel: Un bœuf à la ficelle, hyper classique, mais absolument génial. Un filet cuit dans un bouillon hyper corsé, super bon. La viande était tendre, il ne fallait même pas de couteau pour la couper. Ça avait un goût fantastique et puis, il y avait ces légumes tournés au couteau comme on n’en fait plus et une pointe de raifort… D’apparence c’est très simple, mais j’ai essayé de le faire plusieurs fois à la maison et je n’y suis jamais arrivé ! » On est au milieu des années 1990. Le Saint Michel et la Bergerie affichent chacun deux étoiles, auxquels on peut ajouter les étoilés l’Agath, le Patin d’Or ou le Bel Air qui ont également disparus, ou Mathes, la Gaichel ou Favaro qui ont réorienté leur offre. L’inspecteur belge cherche l’explication dans l’économie : « À l’époque, il y avait plein de Belges qui venaient toucher leur coupon et dépenser leurs sous dans les très beaux restaurants luxembourgeois. Aujourd’hui, la donne a changé. Salaires et loyers sont tellement élevés que ça devient vraiment difficile d’ouvrir un restaurant gastronomique au Luxembourg. » Malgré ce souvenir empreint de nostalgie, le responsable pointe surtout que le Luxembourg d’aujourd’hui « manque un peu d’audace ».
Aller plus haut Dilip Van Waetermeulen abonde. Pour lui, c’est moins une question de moyens que d’ambition, de vision. « Le pouvoir d’achat à Luxembourg est assez élevé pour assurer une clientèle à des restaurants de haut niveau. Mais il manque un élan, une volonté d’aller plus haut, de se montrer au niveau international. » Il suggère aux chefs de rechercher des collaborations internationales – des repas à quatre mains par exemple –, d’aller au contact d’autres chefs, de les faire venir également. Il cite ainsi en exemple Cyril Molard qui, depuis plusieurs années, cherche à organiser un dîner avec le chef flamand Tim Boury qui vient de décrocher une troisième étoile. La chose se fera à l’automne et donnera au chef de Ma langue sourit une belle image en Belgique. Il plaide aussi pour un engagement plus importants des pouvoir publics, à l’image de ce qui est fait en Flandres avec « Jong Keukengeweld », un label qui donne de la visibilité aux jeunes chefs et qui leur permet de voyager pour des repas officiels (dans les ambassades par exemple) ou des formations. La Scandinavie est également saluée pour le soutien (exonération de charges, baisse de TVA, subventions...) qui est apporté aux chefs pour se former, participer à des concours mondiaux (le Bocuse d’Or est trusté par la Norvège et le Danemark depuis des années), faire venir d’autres chefs, prendre le temps de la recherche… « Il y a des jeunes chefs au Luxembourg qui pourraient aller plus loin. La scène a besoin de cohésion, de stratégie et de coups de pouce pour y arriver », veut-il croire.
Giovanni Farinella se montre plus sévère : « La gastronomie a changé, mais le Luxembourg reste en arrière. La plupart des restaurants gastronomiques livrent une cuisine française traditionnelle plus ou moins bien exécutée. Aucune des grandes tendances qui ont marqué les dernières années n’a pris pied au Luxembourg : moléculaire, fermentation, fumage passent pour des gros mots ». Il fustige : « Au mieux, certains chefs ajoutent des produits d’ailleurs à leur cuisine, du soja, du yuzu, du sumac ou des piments. Mais ils n’ont pas une réelle compréhension de ces évolutions, de l’état d’esprit. Il y a un manque de culture et de curiosité gastronomiques. » Pour l’Italien, il n’est pas forcément indispensable d’aller dans la disruption totale, mais d’oser plus de modernité et d’ouverture. Reste à savoir si la clientèle, bien confortablement attablée devant les plats qu’elle connaît, même si certains sont « revisités », suivrait ces tendances. À moins qu’une clientèle internationale tourne enfin les yeux vers le Grand-Duché.