Frédéric Braun : À partir de quel moment saviez-vous que vous teniez une histoire entre vos mains ?
Jérôme Quiqueret : Assez rapidement. En janvier 2012, quand je quitte l’hebdomadaire Le Jeudi, mon dernier article porte sur le centenaire de la répression dans le sang de la grève de Differdange. Pour le préparer, je me rends sur eluxemburgensia.lu et tape « Italiener », car les manifestants tués sont italiens. Dans les centaines d’articles que je consulte, les Italiens y semblent invariabalement impliqués dans des crimes. Dans la liste, il en est un qui n’est que témoin. Il est témoin d’un double meurtre qui semble monté en épingle par le Luxemburger Wort. Je décide de tirer le fil. Je découvre assez rapidement qui est l’auteur du crime. Je sens qu’il pourrait y avoir une histoire. J’en ai la conviction quand deux mois plus tard, j’ai sous les yeux le dossier d’instruction judiciaire que possèdent encore les Archives nationales. Il est volumineux du fait qu’on n’a pas tout de suite retrouvé l’auteur du crime. Mais il m’aura fallu encore plusieurs années et la consultation de nombreuses autres sources pour comprendre toutes les répercussions et la portée de ce meurtre.
Qu’est-ce qui vous a le plus surpris dans cette affaire ?
C’est de constater à quel point l’idéologie peut rendre aveugle et « penser à votre place » comme la définit le philosophe Jean-François Revel. De la gauche radicale à la droite catholique en passant par la Justice, l’idéologie règne en maître. On s’accroche à des idées préconçues, déconnectées de la réalité et de la complexité du terrain. À gauche, on est en mal de héros que la masse critique ne permet pas toujours de trouver, on recherche des faits divers impliquant le clergé pour contrer les attaques du camp catholique, lequel est à l’affût de crimes lui permettant de dénigrer les étrangers et Esch-sur-Alzette. Car Esch est alors le berceau du socialisme, et au moment du crime, elle est même devenue la première commune socialiste depuis moins d’un an et le laboratoire de ce qui pourrait se passer plus tard à l’échelle nationale. De nombreuses décisions vécues comme des provocations se déroulent depuis neuf mois, contre le clergé, le patronat et les forces de l’ordre quand survient le fait divers.
Difficile de lire le titre du livre sans penser à l’expression « tout doit disparaître », issue du monde commercial. S’agissait-il aussi pour vous de restituer avec ce livre la complexité d’une ville, à l’heure où, capitale de la culture, une partie de son histoire est transformée en marchandise ?
C’est intéressant de faire le lien entre les deux. Je ne l’avais pas fait. Mais si c’est l’effet que cela produit, cela ne me déplaît pas. D’abord, j’aimais bien le caractère populaire et simple de l’expression « Tout doit disparaître ». Elle me permettait de suggérer en quelques mots comment le passé continue à structurer notre présence, sans qu’on ne s’en rende compte. C’était principalement l’idée aussi qu’il y avait un triple processus de disparition à l’œuvre pour faire oublier ce crime et la société qui lui a donné son cadre. D’abord, le criminel a voulu incendier la maison. Les indices auraient dû disparaître et empêcher son identification. Ensuite, lors du procès, la société se désintéresse de qui était réellement ce criminel. Elle préfère renier son appartenance à la communauté en le considérant comme un monstre. Enfin, la troisième dimension, est l’œuvre du temps qui altère la mémoire. C’est là que surgissent les journaux numérisés, je tombe sur ce fait divers et en fais un livre. Il est vrai que l’objectif était de raconter le plus finement toute la complexité d’un quartier ouvrier, d’une ville, de ses habitants, de leur ordinaire comme de leurs imaginaires. La simplification s’opère d’ailleurs dès le moment du crime. Il n’y a qu’à évoquer le fait que le Wort parle du couple de commerçants assassinés, les Kayser-Paulus, comme d’un couple idéal, aimé, qui s’est enrichi honnêtement grâce au développement de la ville. C’est en somme le progrès qu’on assassinerait… Quand on part dans les archives à la rencontre de leurs proches, on se rend compte que, déjà au sein du couple, la situation était bien moins onirique, que le mari était loin d’être aimé de tous à commencer par sa femme. Quant à leur richesse, elle était criblée de dettes.
En effet, si tout devait disparaître, cela concerne en premier lieu les conflits sociaux, évacués de tout temps par les responsables politiques. Par un racisme anti-italien et une bestialisation du criminel à l’époque et peut-être depuis par l’idée d’une certaine politique « consensuelle » au Luxembourg...
C’est une période de conflits politiques intenses. L’influence de l’église catholique est remise en cause . À Esch-sur-Alzette, à ce moment-là, on essaie même de la faire disparaître de l’école et de la rue. Il y a aussi beaucoup de concurrence économique et sociale, ce qui favorise la xénophobie. Ce qu’on voit bien dans le livre, c’est qu’il y a des gens qui se solidarisent avec les étrangers et qui sont en contact avec eux, mais qu’on entretient aussi des divisions entre les gens du quartier pour miner cette cohabitation. Les Kayser-Paulus qui sont assassinés, faisaient partie de la vieille population eschoise, mais vivaient avec ces nouveaux venus ouvriers italiens, grâce auxquels ils s’enrichissaient et avec lesquels, je pense, ils entretenaient des relations cordiales. Je suis persuadé qu’ils faisaient la part des choses, qu’ils n’associaient pas la criminalité à une nationalité. Un demi-siècle auparavant, les faits divers sont instrumentalisés par les médias conservateurs pour attaquer les couches inférieures et les plus potentiellement rebelles de la population nationale. À la fin du XIXe siècle, les étrangers sont arrivés en masse, ce sont eux désormais que l’on désigne. Car c’est à eux notamment que les syndicalistes et les conférenciers socialistes qui tournent dans le bassin minier s’adressent pour les organiser. Les conférenciers connaissent le piège tendu par la criminalité et son exploitation médiatique. Mais ils ont beau appeler au calme l’amalgame entre la progression du mouvement socialiste et la progression de la criminalité est savamment entretenu.
La forme, décrite comme kaléidoscopique, que vous avez choisie pour raconter cette enquête, s’est-elle imposée au fur et à mesure ou est-ce qu’elle était là dès le départ ?
Au départ, j’avais sans doute une vision un peu plus académique de la chose. Il a d’ailleurs été question que cela devienne une thèse, mais ça ne s’est pas fait pour différentes raisons. Peu à peu s’est imposée l’idée de restituer le tempo de l’enquête, et que le lecteur ait le temps de son déroulement pour s’immerger dans l’époque, s’approprier des éléments de contextualisation, pour être bien mieux outillé qu’un citoyen de l’époque pour en apprécier le dénouement. L’écriture par fragments est devenue le moyen de dresser une vaste fresque politique et sociale, me permettant de basculer d’un aspect de la composition à l’autre, et permettant au lecteur d’entreprendre un voyage dans le passé, qui restitue les paroles dites et les mots écrits, sans volonté de remplir les vides que rencontrait mon enquête.
Du coup, comment qualifierez-vous ce genre de récit historique ?
L’idée était de montrer toute la puissance du fait brut. Il ne s’agissait pas d’inventer. En me demandant comment je pourrais traiter du sujet comme un journaliste, je me suis présenté cette exploration comme une enquête dans le passé. On pourrait peut-être aussi ranger ce récit dans le domaine de la non-fiction, que j’ai découvert à force de m’intéresser aux différentes manières d’écrire sur les faits divers. C’est un courant important aux États-Unis, porté par des journalistes qui explorent un passé en général moins éloigné et en se mettant souvent en scène dans leur recherche, ce que je ne fais pas. On n’a pu parler de mon livre comme d’un polar historique ou d’une micro-histoire. Pour ma part, j’aime bien dire « enquête dans le passé ». Tout simplement.
Une enquête dans le passé pour résister aussi à certaines tendances actuelles ?
Pourquoi pas ? Mais le questionnement originel était de chercher à savoir ce qui avait pu se passer dans ce quartier de la ville d’Esch que j’ai souvent arpenté. Quand je suis arrivé à Esch-sur-Alzette au début des années 2000, en provenance de Nancy, je connais la ville et la campagne, mais pas les cités industrielles qui m’intriguaient et me fascinaient Les choses avaient déjà pas mal changé, notamment cette fameuse solidarité un peu mythique dont on parle encore. Et donc, je me suis toujours posé la question de savoir comment les gens vivaient ici dans le passé et comment on pourrait faire revivre ce quartier. Lors de mes études, j’avais découvert le travail de l’historien Alain Corbin, auteur du livre Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot, dans lequel il retraçait l’histoire d’un anonyme, sabotier du département de l’Orne, qu’il avait tiré au sort aux archives départementales et auquel il avait décidé de consacrer un livre entier. Afin d’imaginer ce qui a pu être sa vie, son univers mental, ses relations, les évènements auxquels il a pu réfléchir. C’est un travail d’érudition auquel je ne peux pas prétendre comparer mon récit, bien évidemment. Mais je me demandais comment faire parler ces lieux et les personnes qui les ont habités avant moi. Puis j’ai rencontré aussi le travail de Philippe Artières qui préface mon livre, qui avait écrit en 2006 Rêves d’histoire, dans lequel il évoquait des manières novatrices et stimulantes d’écrire l’histoire. Mais si cette enquête est née, c’est aussi parce que personne ne parlait de ces vies ordinaires qui m’intriguaient ou dans des formes qui ne me convenaient pas. Le jour où je suis tombé sur ce fait divers là, je me suis dit que c’était à moi de m’y coller.
Au-delà des archives de justice, de police, les archives sociales et communales qui nourrissent ce livre, est-ce que vous avez pris contact avec des descendants ?
Non. J’ai une sainte horreur des passe-droits et j’ai donc préféré y renoncer plutôt que d’avoir besoin de telle ou telle personne pour accéder à des documents et de troquer ma liberté de travailler comme je le veux et à mon rythme contre des documents dispensables et un droit de regard sur ce que je vais écrire. Ensuite, une idée importante était de montrer ce qu’un citoyen peut faire en accédant aux archives publiques. Parce que si ce n’est pas un droit de l’homme, c’est au moins un droit du citoyen de pouvoir accéder aux documents et de se faire sa propre idée du passé d’un territoire et de ses habitants. D’ailleurs au Luxembourg, j’ai l’impression qu’on n’a pas, en la matière, tout à fait la même culture qu’en France, où beaucoup plus de personnes estiment avoir le droit d’aller consulter les archives. Après, effectivement, on peut « rêver » que l’auteur principal du meurtre, qui aimait beaucoup écrire, ait laissé un écrit, une biographie, et que quelque chose se cache encore quelque part…