Dans une contribution intitulée « La Convention encore renforcée », (d'Land, 29/11/02), « jls » considère que « ce forum novateur » serait renforcé du fait que de plus en plus de ministres des Affaires étrangères participent à ses travaux. Je ne puis partager cette « appréciation » comme on dit aujourd'hui dans le franglais de Bruxelles.
Il a certes raison de conclure que « la présence de ministres à la Convention augmente les chances que les compromis qui en sortiront passeront aussi le cap de la Conférence intergouvernementale (CIG) (qui devra) réformer formellement les traités européens existants ». Mais à mon avis, ces « chances » seraient plutôt des risques pour la Convention, qui l'affaibliront plutôt que de la renforcer.
Une plus grande participation des ministres des Affaires étrangères sera peut-être valorisante pour la Convention sur le plan du prestige. Mais au niveau politique, une prise en mains de la Convention par les chefs des diplomaties nationales pourrait lui être fatale.
Pour certains analystes, le danger consisterait dans le fait qu'une plus forte présence de ministres musellerait les différentes composantes de la Convention, la livrant poings liés à la « pensée unique » des chancelleries de certains « grands » États membres dont la politique européenne est restée profondément « gaulliste » : l'Europe n'est pas une fin en soi. Elle n'a de raison d'être que dans la mesure où un État peut l'instrumentaliser pour prolonger son influence dans le monde.
Une analyse de ce genre me semble trop superficielle. D'une part, elle ne tient pas suffisamment compte de la complexité des motivations profondes et des stratégies à long terme qui font agir la plupart des États membres. D'autre part, cette façon de voir méconnaît que dans beaucoup de pays l'intégration des objectifs de l'action extérieure dans les politiques des divers ministères voire des institutions de l'État fait partie de la culture gouvernementale. La mise en uvre des stratégies nationales à l'égard de pays tiers ou dans les organisations internationales n'est pas l'apanage exclusif des chancelleries, mais fait partie de toutes les politiques, quels qu'en soient les vecteurs. Même lors d'assises aux participations très mixtes telle la Convention, les Dominique de Villepin n'ont pas besoin d'être dans la salle !
La raison majeure de penser que la participation de ministres des Affaires étrangères à la Convention ne constitue pas un atout pour celle-ci mais un risque, c'est que la nature même des débats de la Convention en sera changée et faussée. Les ministres feront entrer la Convention dans des négociations précoces sur ce qui sera faisable à la Conférence Intergouvernementale de 2004, alors qu'elle est appelée à réfléchir à l'avenir de l'Europe. En effet, un ministre est avant tout un politique. Dans la Convention, sa tâche n'est pas prioritairement d'enrichir les réflexions intellectuelles, mais d'être efficace. Il n'est pas là pour livrer ses idées personnelles sur une Europe idéale, mais pour imposer que la construction européenne se fasse dans le respect des intérêts et des vues de son pays. Sa priorité consiste à persuader que son pays a raison et que ceux qui ne s'alignent pas sur lui ont forcément tort.
Le chef de la diplomatie d'un État participera à la Convention pour une seule raison : y commencer à paver pour les positions de son pays la voie vers un compromis victorieux à la CIG de 2004.
Or, les auteurs de la Déclaration sur l'avenir de l'Europe n'avaient pas conçu un rôle de ce genre pour la Convention. Par rapport à la diplomatie traditionnelle pour laquelle les résultats des Conférences intergouvernementales d'Amsterdam et de Nice avaient été de cuisants échecs, la Convention devait précisément innover, devenir ce « forum novateur » dont « jls » parle à raison.
Un atelier d'idées nouvelles pour une nouvelle Europe, un laboratoire de projets politiques où s'esquisseraient de façon transparente les institutions de l'Union du 21e siècle, et surtout une forge d'où jaillirait l'étincelle novatrice qui enthousiasmerait à nouveau les citoyens pour l'Union européenne, voilà ce que la Convention devait être. Et non pas une espèce d' anti-chambre de la vraie Conférence intergouvernementale, au pire une simple chambre d'enregistrement de compromis préalablement négociés entre les Capitales pour l' « engrangement » desquels la Convention serait encore plus manipulée qu'elle ne l'est en ce moment par sa Présidence fort biaisée, qui fait flèche de tout bois en faveur de solutions allant dans le sens de l'« intergouvernemental ».
Or, si la Convention tombe sous la férule des ministres des Affaires étrangères, elle sera une CIG au rabais au lieu d'être avant tout un lieu de réflexion et d'échanges, une machine à idées et à propositions d'avenir : certes, un « machin » comme aurait dit le Général qui avait horreur des palabres ne pouvant aboutir à des décisions. Mais un « machin à visions » de la troisième génération dont Jean Monnet avait déjà esquissé la nécessité.
En résumant d'une façon que j'avoue être trop réductrice, on peut dire à titre purement indicatif que la Convention est partagée entre les tenants de la « méthode communautaire », et les « intergouvernementaux ». Les premiers uvrent pour une Commission forte, pour une extension des domaines tombant dans le champ des votes majoritaires ainsi que pour un partage mieux équilibré du travail législatif entre le Parlement européen et le Conseil. Inutile de souligner qu'ils sont hostiles à la forte montée en puissance du Conseil européen dont le Président de la Convention se fait l'éloquent avocat.
Il est vrai que M. Giscard d'Estaing est plutôt le sorcier de recettes du passé que le sourcier d'idées inédites pour une nouvelle Europe.
Les « amis de la Commission » comme on disait dans le temps, c'est-à-dire la plupart des représentants du Parlement européen, des parlements nationaux, des pays de moindre envergure et de bien des pays candidats, sont numériquement majoritaires. Cependant, trop divisés sur d'autres grands dossiers et nourrissant des ambitions européennes divergentes, ils sont politiquement faibles, face aux tenants de l' « intergouvernemental », minoritaires mais puissants adeptes d'un Conseil européen fort, d'une Commission affaiblie et d'un PE réduit à la portion congrue. Quelques « grandes » capitales de ce camp ont d'ailleurs très ouvertement menacé de boycotter lors de la Conférence intergouvernementale les résultats auxquels la Convention parviendrait si ceux-ci étaient trop contraires à leurs vues.
Et les « amis de la Commission », s'appuyant sur la « légitimité démocratique » de la Convention, ont, eux, d'ores et déjà mis en garde contre la tentation de ne pas intégrer l'essentiel des résultats de la Convention dans les conclusions de la Conférence Intergouvernementale.
La « drôle de guerre » diplomatique a commencé à la Convention. Donc, en toute logique, on fait monter les ministres au front, comme on envoie les pompiers au feu.
Quelle affiche : Joschka Fischer, champion de la proéminence politique du Parlement européen dominé par l'Allemagne, contre Dominique de Villepin, le « ministre de l'exception française » (Figaro Magazine) et champion de l' « intergouvernemental ». Du beau sport en vue ! Sera-ce le « showdown » tant attendu depuis l'avant Nice, ou un simple « show » de « shadow boxing » le tout au nom de l'amitié franco-allemande ?
Probablement les deux à la fois. Mais croit-on sérieusement que ces jeux de cirque diplomatiques « renforceront » la Convention ? En tout cas, ils ne serviront pas l'Europe et ne contribueront pas à « rapprocher l'Union et ses institutions des citoyens des États membres » comme le prônait la Déclaration de Nice sur l'avenir de l'Europe ?