Bruxelles affiche un faible taux de vaccination anti-Covid. Dans le viseur : les quartiers pauvres et multiculturels qui seraient « réfractaires » aux vaccins. Étude à l’appui, le sociologue Renaud Maes réintroduit la complexité et pulvérise les stéréotypes

Capitale de résistance à la vaccination

Zone d'attente pour vaccination à Bruxelles, quartier Saint-Gilles
Foto: Hadrien Friob
d'Lëtzebuerger Land vom 10.09.2021

« On a travaillé avec les communes, les associations, les cultes, des influenceurs… Mais quand une communauté, pour des raisons religieuses ou de superstition, délivre des messages d’ignorance, c’est difficile à contrer. Et quand on voit les couillonnades que des personnes de niveau bac+5 écrivent sur Facebook, c’est effrayant ! » Cette saillie ne provient pas du poivrot du café du coin, mais de Rudi Vervoort (PS), ministre-président de la Région bruxelloise. Sans la nommer explicitement, le chef de l’exécutif régional a visé la communauté musulmane de Bruxelles pour expliquer, en partie, le déficit de couverture vaccinale de la capitale belge.

Et il n’est pas le seul : des politiciens concurrents, des médias et un caricaturistes de droite lui ont emboîté le pas dans la désignation de cet usual suspect, jugé réfractaire à toute vaccination. « Il y a des poches de résistance dans de nombreuses communes bruxelloises », résumait, fin août, Sabine Stordeur, la co-responsable de la task force vaccination du plat pays.

Étude sociologique

A l’évocation politico-médiatique de ce « coupable idéal », pauvre, non-blanc et souvent musulman, Renaud Maes a choisi de répondre par une étude sociologique. « On parlait énormément de certaines communes et quartiers [Molenbeek, Saint-Josse ou Schaerbeek] où la couverture vaccinale est très faible. J’ai voulu aller voir, chercher à comprendre le pourquoi, au-delà des commentaires qui me semblaient faciles ou caricaturaux », explique le sociologue belge. Enseignant à l’Université Libre de Bruxelles (ULB) et à celle de Saint-Louis (USLB), Renaud Maes est aussi le rédacteur en chef de La Revue Nouvelle. Une revue d’analyses sociopolitiques et socioéconomiques dans laquelle sera publié un résumé de son étude sur la vaccination à Bruxelles.

« J’ai contacté près de 150 participants à mes enquêtes précédentes », poursuit le chercheur universitaire. « J’ai reçu une cinquantaine de pré-réponses et, finalement, 25 ont accepté de répondre à un entretien sur le sujet. » L’échantillon se compose de 18 garçons et de sept filles, âgés de 18 à 27 ans, habitant la commune de Molenbeek-Saint-Jean. D’origine marocaine, de culture et/ou de confession musulmane, aucun de ces 25 Belges n’était vacciné au moment de leurs entretiens avec Renaud Maes. « Je les suis depuis un peu plus de 5 ans ; ce qui m’a évité d’avoir à établir un lourd protocole de description des objets de l’enquête », précise le sociologue. « J’ai simplement commencé par leur demander s’ils étaient vaccinés ? Et si non, pourquoi ? Là-dessus s’engageait une discussion. C’était du semi-directif avec très peu de directif. »

Derrière la première couche

Après certains commentaires et questions sur l’efficacité des vaccins, la plupart des réponses ciblent… les médecins. « Ces jeunes que j’ai interrogés n’ont pas de médecin généraliste et sont dans une situation vraiment précaire », décrit Renaud Maes. « Avec des problèmes administratifs, de mutuelle, pour une part significative d’entre eux ; des problèmes de retard de payement de factures d’hôpitaux pour d’autres. Ils ont un rapport avec les soins de santé qui consiste essentiellement à aller aux services d’urgence quand la douleur est intenable... »

Dans l’obligation de se soigner, ces jeunes ont surtout connu des médecins urgentistes ou des spécialistes hospitaliers. « Ils les perçoivent comme des gens voulant essentiellement leur extirper de l’argent », explique le sociologue. « Plusieurs ont connu l’expérience d’être jugé de façon assez dure par certains médecins. Que ce soit pour les jeunes filles, qui portent le foulard et témoignent de difficultés avec certains médecins, mais aussi pour les jeunes hommes. L’ensemble de l’échantillon considère qu’il y a un racisme qui s’est exprimé à leur égard ou des considérations déplacées. »

En décidant de se faire vacciner, ces jeunes craignent donc d’être maltraités et/ou « arnaqués ». Et le sociologue de reprendre les termes précis d’un argumentaire souvent exprimé : « On reçoit des factures de l’hôpital pour des soins qu’on n’a pas vraiment demandé ou avec des phrases qu’on ne comprend pas. Et ça nous met dans la merde, parce qu’on doit la payer cette facture ! » Pourtant, ajoute l’universitaire, « on a beau leur répéter que la vaccination est gratuite, ils ont très peur de se prendre de nouveaux ennuis administratifs et financiers ».

En troisième couche de discours surgit la question : « À quoi ça sert de se faire vacciner ? » Sachant qu’un des jeunes interrogés reporte depuis un certain temps une opération tandis qu’un autre parvient à vivre avec une rage de dents... « Dans la plupart des témoignages, on retrouve ce report de soins », constate Renaud Maes. « Et il est vrai que, lorsqu’on a pris l’habitude de reporter des soins de santé, la perspective de se faire vacciner semble aussi quelque chose de non essentiel. »

Une sorte de nihilisme

Enfin, plusieurs jeunes émettent une considération pour le moins bouleversante : « Si je venais à mourir du Covid-19, eh bien, finalement, ce serait un soulagement pour la société ou pour moi, ou pour les deux… » « C’est une sorte de nihilisme », regrette Renaud Maes. « Mais il faut bien comprendre que ces jeunes sont plongés dans des situations dramatiques d’un point de vue financier. Ils ont des dettes qu’ils n’arrivent pas à gérer ; des problèmes avec le CPAS – Centre public d’action sociale – comme la suspension de leur allocation. Ils vivent chez leurs parents et ça ne se passe pas bien, car ils sont trop âgés pour rester mais ne trouvent pas d’alternatives. »

Comme pour d’autres, la situation très précaire de ces jeunes a été aggravée par le confinement. « Ils se sont retrouvés coincés à la maison avec leurs parents avec qui les contacts sont tendus », poursuit le sociologue. « Plusieurs ont aussi perdu les occasions de décrocher l’un ou l’autre petit job temporaire. Bref, tous se sont retrouvés dans la misère la plus noire. Et ils ne sont pas prêts d’en sortir. C’est dans ce contexte que plusieurs estiment que, s’ils devaient disparaître après avoir attrapé la Covid : tant pis... En fait, ces jeunes subissent une pression folle pour continuer à survivre. »

Défiance envers le politique

La défiance de l’échantillon envers le monde politique est également une constante dans l’étude réalisée par Renaud Maes. Par exemple, cette double question dérangeante : « Ok, le gouvernement nous dit qu’on doit se vacciner mais qu’a-t-on fait pour nous ? Pourquoi devrions-nous aider la société alors qu’on n’arrive pas à s’en sortir ? ».Ou cette autre considération grinçante : « La seule mesure qui a été prise pour donner un peu d’air pendant le confinement, c’était d’autoriser le kayak ! » Pour mémoire, le 28 avril 2020, en plein confinement, l’ex-Première ministre Sophie Wilmès (MR) annonçait une seule concession à l’isolement imposé aux Belges : l’autorisation de pratiquer certains sports individuels à l’air libre, dès le 4 mai 2020. Concrètement : le tennis, l’athlétisme, la pêche et... le kayak.

« Cette allusion au kayak autorisé est revenue dans quatorze entretiens », souligne Renaud Maes. « C’est plus de la moitié des participants ! Il faut entendre ce que ça signifie : personne ne s’est soucié de ce qu’il leur arrivait, à eux qui n’ont pas les moyens de faire du kayak ! C’est un fait que, durant le confinement, personne ne s’est soucié de leur sort. Et, de ce fait, ils se retrouvent aujourd’hui dans des situations encore plus difficiles. Dans mes récents échanges avec eux au sujet de la couverture vaccinale, ils ont désormais le sentiment qu’on vient leur faire la morale en les désignant comme des mauvais citoyens. Bref, qu’on en rajoute une couche contre eux. »

Le dessin raciste du Vif-l’Express

En publiant, le 27 août, une caricature raciste, l’hebdo belge le Vif-l’Express n’est pas allé à contre-courant du « sentiment » partagé par les 25 jeunes interrogés. Pour illustrer le faible taux de vaccination dans les communes défavorisées de Bruxelles, le dessinateur du Vif, Nicolas Vadot, a commis un dessin qui a déclenché une vive polémique sur les réseaux sociaux. On y voit le ministre-président bruxellois, Rudi Vervoort, et son ministre de la Santé, Alain Maron (Écolo), faire du porte-à-porte dans une rue sale et étroite, censée appartenir à un quartier pauvre de Bruxelles. Graffitis, vitre brisée, murs fissurés, ordures et flaque d’urine sur le trottoir. Le décor est planté… avec l’Atomium en toile de fond. Sur le palier d’une maison délabrée, deux habitants : un père barbu, habillé en djellaba, babouches aux pieds, et son fils à ses côtés. Ils regardent, éberlués, les deux politiciens bruxellois leur demander : « Connaissez-vous la vaccination contre la Covid-19 ? ». Une voix, qu’on devine être celle de la mère de famille, sort de la maison et demande : « Qui c’est ? ». Et le père de répondre : « Aucune idée. Les témoins de Jéhovah ? »

Pour Renaud Maes, ce dessin de Vadot « emprunte toute la grammaire de la satire d’extrême-droite ». Le sociologue ajoute : « Lorsque cette caricature raciste a circulé sur les réseaux sociaux, certains jeunes que j’ai interrogés ont fait une vidéo
Tik Tok là-dessus… Cette image négative d’eux-mêmes, qui leur est publiquement renvoyée, les poussent d’autant moins à aller se faire vacciner. Ils ont juste l’impression que c’est eux contre l’État ; eux contre la presse ; eux contre les médecins. Ils vivent l’impression d’un décrochage et d’être stigmatisés. »

Chercher les autres facteurs d’explication

Selon le calendrier vaccinal belge, les jeunes (18-25 ans) ont été le dernier groupe appelé à la vaccination. Pour le sociologue, il s’agit là d’un des facteurs d’explication du déficit vaccinal bruxellois. « Une partie des chiffres qu’on a pointés, en estimant que c’était la preuve que ces communautés refusent le vaccin, sont explicables par le fait que, par exemple, la moyenne d’âge du quartier historique de Molenbeek est très basse. Il est donc logique qu’il y ait dans cette commune moins de personnes vaccinées que dans les quartiers huppés de Woluwe où la moyenne d’âge est très élevée. C’est une première chose qu’il faut rappeler avant de stigmatiser qui que ce soit : les différences de données démographiques expliquent, en grande partie, les différences de taux de vaccination. »

Pour Renaud Maes, il n’y a pas non plus de problème d’information ou un manque de pédagogie autour de la vaccination. « S’il y a un peu d’intox qui circule, je n’ai pas l’impression que ce soit plus significatif parmi ces jeunes que parmi mes collègues d’Université dont une partie relaie aussi des éléments de la propagande anti-vaccins. À partir de là, il me semble qu’il faut chercher les explications du déficit vaccinal bruxellois ailleurs que dans une problématique pure de circulation d’infos ou d’un manque de compréhension ».

Et le sociologue d’en conclure : « Mon étude n’explique pas le faible taux de vaccination dans des milieux plus bourgeois ; elle n’explique pas non plus que la moyenne globale de vaccination sur les 19 communes bruxelloises soit très basse. Il reste encore plusieurs facteurs d’explication à mettre en lumière et qui sont liés aux groupes sociologiques. »

Rencontres, respect et aide administrative

Au lieu de stigmatiser sur la base de stéréotypes et/ou d’une lecture erronée des chiffres, le sociologue préconise d’aller à la rencontre des jeunes bruxellois qui refusent de se faire vacciner. « Il faut s’adresser à de plus petites structures, à des interlocuteurs de première ligne, qui ont une légitimité auprès de ces jeunes, comme certains animateurs de quartier, des travailleurs sociaux ou même des policiers de quartier », enchaîne Renaud Maes. « Ces personnes-là sont des personnes-clés en qui ils ont confiance et avec lesquelles il faut travailler. Au lieu d’improviser une campagne de com’ où on descend dans les quartiers avec un vaccibus sans, préalablement, avoir utilisé ce qu’il reste du tissu social dans la commune ».

Pour inciter ces jeunes à se faire vacciner, il faudrait pouvoir leur garantir qu’aucun lien ne sera fait avec leur situation de détresse sociale et financière. « Ou leur proposer des moyens pour la remettre en ordre », rectifie Renaud Maes. « Ce qui est, à terme, la solution la plus viable en passant par une aide administrative. Cela nécessite aussi de repenser, de manière assez importante, le travail social et la question de l’accès aux soins de santé dans les quartiers pauvres de Bruxelles. C’est un vrai enjeu ! ».

Olivier Mukuna
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