Le 12 février, le Tribunal de Mons a condamné à un an de prison avec sursis le policier-tireur et à quatre ans de prison ferme le chauffeur de la camionnette dans laquelle la petite Mawda a perdu la vie. Une « vérité judicaire » qui insatisfait plus qu’elle n’apaise et qui a déclenché trois initiatives parlementaires…

Mawda ou l’affaire d’État qui ne dit pas son nom

d'Lëtzebuerger Land vom 05.03.2021

Le 17 mai 2018, Mawda, deux ans, est mortellement atteinte par un tir policier, près de Mons, dans le cadre d’une course-poursuite. La très courte vie de cette enfant kurde est emportée par une balle de neuf millimètres. En plein visage. Depuis des années, ses parents, migrants venus d’Irak, cherchaient à se rendre au Royaume-Uni dans l’espoir d’y rebâtir une vie meilleure. Errant sur les routes d’Europe, pressurisés entre des passeurs mafieux et la police cherchant à les intercepter au nom, pour certains, de « la lutte contre la Traite des êtres humains », ou, pour d’autres, dans le cadre d’une politique de rejet déshumanisant des migrants via une multitude d’opérations de contrôles policiers des autoroutes, des ports, des gares, et cetera.

À Dunkerque, la camionnette dans laquelle ont embarqué les parents de Mawda et de son frère (âgé de quatre ans à l’époque) était déjà surchargée d’une vingtaine d’autres migrants. Destination finale : la Grande-Bretagne. Mais il s’agit d’éviter les contrôles du nord de la France et ceux des autoroutes belges. Baptisées « Médusa », ces opérations policières belges veulent « dissuader la transmigration sur le territoire ». À leur initiative dès 2015, l’ex-ministre de l’Intérieur, le nationaliste et très sécuritaire, Jan Jambon (N-VA).

Repérée dans le namurois, la camionnette est prise en chasse par la police. Pied au plancher, le conducteur-passeur refuse de s’arrêter malgré les cris des migrants piégés à l’intérieur du véhicule. En fin de course-poursuite, un policier sort son arme, tire vers la camionnette et… atteint mortellement Mawda. L’agent a été condamné pour « homicide involontaire par défaut de prévoyance », à un an de prison avec sursis. Le chauffeur de la camionnette, lui, a pris quatre ans fermes pour « entrave méchante à la circulation et rébellion armée ». Le troisième prévenu – suspecté d’être un passeur et pour lequel le procureur avait requis sept ans de prison ferme – a été acquitté.

Une tragédie dont il faut tirer les leçons

L’affaire a mis en lumière plusieurs mensonges policiers, objectivés dans le dossier répressif mais méthodiquement écartés par le Tribunal correctionnel de Mons. Ce qui a abouti à un procès en trompe-l’œil comme à un précédent inacceptable dans un État de droit. En conséquence : débats et décisions politiques vont-ils enfin être menés pour qu’à l’avenir de telles tragédies ne se reproduisent pas ?

Car l’un des bienfaits du procès montois est d’avoir confirmé des dérives connues en matière de contrôles et de répression migratoires. Plus triangulairement, entre la France, la Belgique et l’Angleterre. Ainsi que l’avait révélé et documenté, le journaliste d’enquête, Michel Bouffioux : « La mort de Mawda s’inscrit dans le prolongement d’une opération de surveillance transfrontalière qui fut mise en œuvre par des policiers et magistrats belges et français. Dans le cadre de cette opération de lutte contre la traite des êtres humains, bien antérieure à la course-poursuite tragique, la camionnette poursuivie en Belgique fut repérée dans la banlieue de Dunkerque. Suspecté d’être utilisée par des passeurs, portant des fausses plaques belges, le véhicule fut doté d’un traceur électronique afin de pouvoir être géolocalisé sur ordinateurs. Quelques heures après ce balisage, les enquêteurs franco-belges de l’opération laissèrent le fourgon se charger de migrants, tout en sachant que celui-ci se rendrait en territoire belge pour chercher des camions en partance vers l’Angleterre sur des parkings d’autoroute. »

Devant ces éléments constitutifs d’une affaire d’État – mensonges policiers ; fautes graves du parquet de Mons ; « vérité judiciaire » lourdement incomplète –, près de trois ans après les faits, une partie de la sphère politique belge se réveille. Au portillon, se bousculent plusieurs propositions : demande d’une Commission d’enquête parlementaire (PTB), demande d’une nouvelle enquête menée par la Police des polices : le Comité P (Ecolo-Groen) et une question parlementaire (SP-A).

Dépositaire de la proposition de création d’une Commission d’enquête « chargée d’examiner l’ensemble des responsabilités de l’État dans l’affaire Mawda », le député Nabil Boukili (PTB, Parti du Travail de Belgique) s’est dit « profondément choqué par le traitement inhumain dont les parents de Mawda ont été l’objet ». Dans un entretien à Paris Match Belgique, l’élu de gauche radicale poursuit : « Après avoir tué leur enfant, on les a traités comme des coupables alors qu’il s’agit de victimes. Cette confusion en dit long sur la manière dont on conduit certains policiers à travailler dans les opérations Médusa. Des images que l’on retient de cette affaire provoquent la nausée : un papa sort d’une camionnette avec sa petite fille en sang et se retrouve mis en joue, menotté au côté de son fils de quatre ans, une maman veut monter dans l’ambulance pour accompagner son bébé blessé mortellement mais on l’empêche. Comment cela peut-il arriver dans notre pays ? »

Au nom des écologistes francophones et néerlandophones, Simon Moutquin embraye : « Le procès est terminé, on ne peut plus rester inactifs. Le dossier Mawda est éminemment politique. Ce sont des élus qui ont mis en place les opérations Médusa en 2015, du temps de Jan Jambon [ex-ministre de l’Intérieur (N-VA)], dans une vision exclusivement sécuritaire de la gestion des flux migratoires. La mort de Mawda est une conséquence de ces choix stratégiques qui font passer les enjeux humanitaires au second plan. C’est le symbole de l’échec moral de notre politique migratoire. Il faut un sursaut, une réflexion nouvelle sur ces enjeux. » Cependant, les stratégies respectives des partis auxquels appartiennent ces deux députés sont sensiblement différentes. Et apparaissent plus concurrentes que réellement efficaces.

Pour un travail parlementaire sérieux

C’est également l’analyse qui domine du côté des associations qui ont longtemps dénoncé « l’affaire Mawda » dans une large indifférence politicienne et médiatique. « Nous assistons à des initiatives dispersées et craignons que cet éparpillement n’empêche la construction d’une majorité parlementaire », s’inquiète le chercheur universitaire Martin Vander Elst, membre du Comité Justice pour Mawda.

« D’un côté, on a le PTB qui tire un coup dans l’eau mais ne croit pas du tout au processus parlementaire ; de l’autre, on a Écolo qui joue à la politique du petit poucet : poser des petites pierres en espérant que, par magie, celles-ci amasseront suffisamment de mousse... De leur côté, les socialistes néerlandophones [SP-A] préparent une question intéressante, sur les techniques judicaires et policières de démantèlement de filières, mais qui nécessiterait les pouvoirs d’un juge d’instruction pour être réellement instruite. Et on attend toujours les réponses du Parti Socialiste [francophone] et de Défi [centristes francophones] ».

Au lieu de cet imbroglio, typiquement belge, l’activiste plaide pour un travail parlementaire « sérieux et approfondi ». Afin d’atteindre cet objectif, il dresse pas moins de sept « besoins », politiques et citoyens : « Nous avons besoin de connaître les différentes directives à l’égard de la police des autoroutes, des chemins de fer, aéroports, ports, etc. édictées par les trois ministres de l’Intérieur, qui se sont succédés, depuis 2018 : Jan Jambon (N-VA), Pieter De Crem (CD&V) et Annelies Verlinden (CD&V).
« Nous avons besoin que se mettent en place des pouvoirs d’instruction pour enquêter sur les autres cas de morts suspectes durant des opérations de chasse aux migrants ou de filature.
Nous avons besoin d’entendre les médecins, pédiatres, urgentistes et les policiers qui ont communiqué de fausses informations sur l’origine du décès de Mawda.
Nous avons besoin d’une enquête spécifique sur les multiples coalitions de fonctionnaires qui ont eu lieu en amont des auditions tenues devant le comité P et après, notamment, sur les tentatives d’influencer des témoins.
Nous avons besoin que soit entendu le magistrat de garde ainsi que les procureurs du Roi de Tournai et de Mons pour qu’ils s’expliquent sur la façon dont ils ont engagé l’enquête [dans les heures qui ont suivi le décès de Mawda].
Nous avons besoin d’entendre les procureurs de Gand et de Dunkerque sur cette opération de démantèlement d’une filière kurde vers l’Angleterre, sur les méthodes utilisées, sur l’arrestation du chef présumé de cette filière, deux jours plus tôt à Dunkerque et sur les tentatives de scinder l’affaire.
Nous avons besoin d’entendre plusieurs experts : des criminologues, telle Fabienne Brion, le journaliste Michel Bouffioux qui a enquêté en profondeur ainsi que des activistes, comme celles du Refugee Women’s Center pour leur expertise quotidienne envers ces politiques de criminalisation des migrants ».

Conscient de l’immobilisme en la matière déployé par la droite néoconservatrice (au pouvoir en Belgique), Martin Vander Elst en appelle à « une alliance forte des forces progressistes, loin des guerres partisanes ». Pour, un jour, qui sait, « parvenir à démanteler les dispositifs de guerre aux migrants qui rendent leur vie proprement invivable en Belgique comme en France. Nous n’avons pas le droit d’échouer : des morts, il y en a déjà eu depuis le meurtre de Mawda ».

Olivier Mukuna
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