Le premier Stil d’avril n’est pas un Stil du premier avril. Dommage. Pour une chronique du premier avril, on aurait pu imaginer une fausse interview de la mère de François Bausch. Elle nous aurait expliqué si son fils, lorsqu’il était petit, rangeait bien sa chambre où s’il sortait toutes ses briques Lego en même temps, commençait une vingtaine de constructions et mettait des mois à terminer ce qui avait été démarré. Tant pis pour quiconque essaierait de se déplacer parmi les petits bouts de chantiers disséminés un peu partout. Mais non. Ce ne sera pas une chronique amusante. Ce sera même une chronique déprimante sur le choix qui s’impose à nous, de plus en plus : croissance ou décroissance ?
La décroissance, cela ne fait rêver personne. Demandez à vos enfants s’ils ont envie de devenir plus petits, façon Benjamin Button. Demandez à vos collègues s’ils veulent gagner moins d’argent. Demandez à votre conjoint s’il veut que vous l’aimiez moins qu’hier mais plus que demain. Aller plus haut, plus vite, plus loin, c’est notre petit moteur absurde, mais naturel, qui pousse les arbres comme les ministres des infrastructures et du développement durable à croître encore et toujours. Avec une acuité particulière dès les beaux jours revenus.
Dans la nature, justement, la stratégie de croissance varie en fonction des espèces. Certains reptiles muent lorsque leur peau est devenue trop petite pour leur corps. Les troncs des arbres s’accroissent d’un nouveau cerne à chaque printemps. Les lépidoptères optent pour la métamorphose dans un cocon afin de passer du stade de chenille à celui de papillon. Chez l’humain, on observe plutôt une poussée lente et régulière durant les premières années, avec une crise plus ou moins aiguë autour de la quinzième année… La capitale, justement, est visiblement prise d’une bonne grosse crise d’adolescence. Rappelez-vous ces années pénibles durant lesquelles rien ne fonctionnait comme il faut. Vous voudriez être un cygne majestueux mais vous n’êtes qu’un vilain petit canard. C’est exactement ce qui semble arriver à Luxembourg-ville. La petite capitale aux airs de carte postale est défigurée. Des trous partout, des chantiers, des grues, du béton, des barrières siglées Sopinor ou Soludec, des marquages au sol contradictoires, une circulation chaotique, le bruit des pelleteuses et des klaxons ont remplacé les cerisiers du Japon dont les fleurs embellissaient habituellement les rues à cette période de l’année. Tout ça pour devenir grande. Certains organes ne sont pas encore complètement développés, mais laissent augurer des jours meilleurs. L’embryon de tram fait rêver à un centre-ville désengorgé. Les immeubles démesurés, perdus au milieu des bébés bâtiments du temps de l’enfance de la capitale dessineront peut-être un jour des perspectives harmonieuses.
De toute façon, il n’y a pas le choix, tout grandit, même les choses les plus insignifiantes : les montres, les voitures, les écrans de télévision, la capacité des Français à râler, celles des Britanniques à manier l’absurde. Prenez un verre, un simple verre : maintenant quand vous commandez un verre de vin au restaurant, il n’est pas rare que le serveur ne vous ramène qu’un minuscule centimètre de liquide dans un récipient qui tient plus du vase que du verre à pied. Les 12,5 centilitres réglementaires y sont bien présents, mais se perdent dans un récipient qui contiendrait sans peine un bouquet de cinquante roses. Quel plaisir y a-t-il à se cogner le front quand on boit un coup ?
C’est peut-être le même genre de perversion qui pousse les horlogers à proposer des montres les moins pratiques possibles. Si vous êtes de ceux qui croient que le mot « montre » vient du fait que ce genre d’objet est fait pour se montrer, vous devez être ravis par la mode actuelle des cadrans surdimensionnés. Cinq ou six centimètres de diamètre, l’épaisseur d’un hamburger, rutilante comme un Louis d’or, il est devenu obligatoire de la porter au-dessus de la chemise, façon entraîneur de football. Ne vous étonnez pas si vous ressentez une fatigue du bras de gauche à la fin de la journée. C’est un peu comme si vous aviez recyclé le réveil de grand-père pour l’attacher à votre poignet.
Les écrans de télévision quant à eux, ont suivi une croissance assez régulière. Sans doute proportionnelle à leur empreinte carbone : s’ils ne coûtent pas plus cher alors qu’ils sont toujours plus grands, c’est peut-être qu’ils sont fabriqués de plus en plus loin. Dans un pays où le sentiment de réussite personnelle est souvent proportionnel au diamètre des jantes alu, on se dit que la mauvaise conscience des consommateurs a dû rejoindre leurs idéaux écologiques : oubliés au fond du coffre du SUV. La question n’est d’ailleurs pas de savoir si c’est bien ou mal de conduire ce genre de véhicule gonflé aux stéroïdes, mais simplement de constater que si tout le monde dispose d’un poste de conduite surélevé, il est plus pratique d’être vous-même assis à un mètre cinquante au-dessus du bitume.
En fin de compte, l’actualité printanière ne nous fournit qu’un contre-exemple notable à cette tendance générale : le Brexit, et la perspective d’une réduction de la taille, de la population et même du budget de l’Union européenne. Et quand on voit comment cela se passe, on se dit que, effectivement, ce n’est pas si facile de rétrécir !