Est-ce que je l’aime ? Je ne sais pas. Mais ce qui est sûr, c’est qu’elle est loin d’être ma préférée. Très souvent, je décline ses avances. D’autres ont de bien meilleurs arguments qu’elle pour m’aguicher. Reste qu’elle sait tout particulièrement jouer de ses atouts : autour de moi, c’est simple, on l’adore. Où que j’aille, elle est de tous les rendez-vous. Notamment aux repas de famille, où elle répond toujours présente. Une fois installée à table, elle occupe toutes les conversations. On vante ses mérites, on flatte ses attributs… Elle parvient, sans même parler, à évincer le reste de l’assistance, pourtant globalement bien constituée.
Et c’est vrai qu’il est difficile de rivaliser, surtout les jours de fêtes où elle est toujours si joliment parée, ça il faut le lui laisser.
Croyez-moi, j’ai pourtant essayé. Oui, j’ai voulu lui faire de l’ombre. J’ai tenté d’en amener d’autres qu’elle, plus séduisantes, plus intéressantes, enfin selon moi. Au-delà des mines circonspectes et dubitatives de mes proches, ces dernières ont été à chaque fois poliment accueillies… mais n’ont jamais su l’égaler. C’est simple : elle manquait. J’ai pourtant persévéré, espérant changer les choses ou au moins les bousculer un peu. Mon dernier coup d’éclat ? La bannir de mon dîner d’anniversaire. Carrément, violemment. Mais force est de constater que l’ambiance ne fut pas la même. Certains ont fait mine de comprendre ma démarche, mais la plupart a fini par pointer son absence du doigt. Elle est ainsi parvenue, sans invitation, à animer une fois de plus la discussion.
Alors j’aime à parler d’elle avec ceux qui l’ont définitivement effacé de leur vie. Et la liste est aussi longue que les profils variés. Je les retrouve dans des restaurants qu’elle ne fréquente pas, histoire d’être sûre de pouvoir l’évoquer librement. J’écoute avec intérêt.
Il y a ceux qui la détestent depuis toujours, simplement. Ceux qui ne peuvent pas la sentir. Ceux qu’elle n’est jamais vraiment parvenue à appâter. Ceux qui la considèrent comme un pauvre « bout de viande ». Ceux qu’elle débecte tant on la réclame. Ceux qui l’ont trop aimée jusqu’à la haïr. Ceux qui se sont rendus compte de qui elle était réellement. Ceux qui lui résistent mais s’en consolent à coup de fades ersatz. Ceux qui, carrément, rêvent de la faire disparaître de la surface de la Terre.
Consciente de tout ce qu’elle représente, j’aimerais moi aussi parfois rejoindre ce clan. Tenir le même discours et m’y tenir tout court. Mais je suis faible. Et je craque.
Je craque surtout quand vient l’été. Quand tout est plus frivole et quand quelques verres de rosé me font facilement rendre les armes. Bien sûr, elle sait y faire aussi. Au coucher du soleil, quand l’atmosphère est légère, quand l’ambiance est installée… Elle a le chic de débarquer pile au bon moment. Et son arrivée est à chaque fois acclamée : elle parvient en un rien de temps à faire tourner les têtes, celles des hommes notamment, qui s’empressent alors de l’entourer de milles attentions en la dévorant des yeux.
Prise dans toute cette frénésie, je succombe moi aussi. Puis je regrette. Surtout que cette année, pour la première fois en trente ans, j’ai su la repousser. Un mois entier. Un mois sans elle. On me conseillait de m’habituer à son absence de manière progressive, puis de commencer par l’éviter un jour par semaine, petit à petit… Aucun changement ne doit se faire de façon radicale me disait-on, mais je suis têtue et je n’ai pas voulu y aller de main morte. J’avais décidé de rompre tous liens avec elle pour voir ce qu’il adviendrait de nous deux.
Alors j’ai préféré l’ignorer du jour au lendemain, sans tergiversation. Et vous savez quoi ? Je me suis rapidement sentie plus légère. J’ai changé mes habitudes pour ne plus la croiser, j’ai beaucoup lu pour apprendre à la contrer, j’ai rencontré d’autres auxquels je n’avais jusqu’alors jamais prêté attention et j’ai réussi à la remplacer… Aujourd’hui, je peux dire que son absence m’a été bénéfique. Je sais désormais que je suis capable de me passer totalement d’elle et depuis, il m’arrive d’ailleurs souvent de lui être indifférente des semaines durant. Si elle m’en veut ? Non, la viande ne m’en tient pas rigueur. Je ne suis pas la première à lui faire le coup, et elle sait qu’en la voyant moins souvent, je l’apprécie sans doute davantage.