Le complexe d’Œdipe relève aujourd’hui, au mieux, de la culture universelle, au pire de la psychologie de concierge. Freud l’a expliqué en ayant recours au Hamlet de Shakespeare qui met en scène le ténébreux prince du Danemark, qui hésite à venger son père en tuant à son tour Claudius, l’assassin de son géniteur. Les tergiversations de Hamlet, nous dit Freud, s’expliquent par sa culpabilité d’avoir voulu lui-même tuer le père : Claudius n’aurait donc que fait le sale boulot à sa place.
Comment ne pas penser à cette inversion de culpabilité en lisant Was gesagt werden muss, le « poême » que Günther Grass, ex-conscience de la nation allemande, a publié la semaine dernière dans trois grands quotidiens européens. Ahmedinedjad, le dictateur iranien, y serait-il, tel Claudius, épargné parce qu’il n’arrête pas de se faire fort de rejeter les Juifs à la mer ? Il se chargerait donc d’accomplir le rêve de tout antisémite en achevant enfin la solution finale. Grass apostrophe d’ailleurs le fou de Téhéran de « Maulheld », de grande gueule, ce que fut incontestablement aussi Hitler, son mentor. Malheureusement, les deux sbires ne sont pas que cela et, à l’inverse de la plupart des hommes politiques, ils font aussi ce qu’ils disent. Grass serait-il alors antisémite, comme n’a de cesse de le proclamer le chœur des pleureuses bien pensantes ? Celui qui signa longtemps Grasz par aversion de son SS final, celui qui dans (presque) toute son œuvre exhorte ses compatriotes à faire leur Vergangenheitsbewältigung, mais celui aussi qui a révélé sur le tard son appartenance à la Waffen-SS cacherait donc son antisémitisme derrière de l’antisionisme. Eh oui, il faut bien se rendre à cette évidence que ce grand intellectuel de gauche fait partie de ces Allemands qui ne pardonneront jamais Auschwitz aux Juifs et qui leur en veulent à mort de les avoir enfermés à jamais dans une culpabilité indélébile.
Le Prix Nobel de littérature retrouve alors les vulgaires clichés antisémites d’avant l’holocauste en voyant partout à l’œuvre la conspiration de l’Internationale Juive, qui veut se rendre maître du monde par la finance, la perfidie et le secret : « jenes andere Land (...), in dem seit Jahren – wenn auch geheimgehalten – ein wachsend nukleares Potential verfügbar aber außer Kontrolle » ou encore : « was offensichtlich ist und in Planspielen geübt wurde, an deren Ende als Überlebende wir allenfalls Fußnoten sind. » Les morts, comme des astérisques, voilà qui nous rappelle le fameux « détail » du borgne Le Pen à propos des chambres à gaz.
Grass nous dit tout cela « gealtert und mit letzter Tinte ». Le talent de l’artiste est toujours là et l’encre est bien la métaphore de la dernière goutte de sang. Mais Grass n’est pas Céline, il n’a pas le même génie littéraire et encore moins, et c’est heureux, la même haine pour le Juif. Rendons lui alors cet hommage d’avoir combattu toute sa vie adulte durant ses démons qui le rongent, nous voulons bien l’admettre, à son insu. Mais avec l’âge, le surmoi prend lui aussi des rides et faillit à sa salutaire mission de garde-fou. Et c’est ainsi que le ça se met à penser en lui, comme le dit si justement Josef Joffe dans Die Zeit.
Au delà de la névrose de Grass, y a-t-il un antisionisme sans antisémitisme ? La réponse, bien sûr, est affirmative et elle est fournie, entre autres, par le récent article fort lucide de l’écrivain israélien David Grossmann dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, où celui qui a perdu un fils à Gaza met son gouvernement en garde contre une guerre contre l’Iran. On peut donc bien, que dis-je, on doit donc absolument critiquer la politique aussi sotte que suicidaire du gouvernement israélien dirigé par la bande corrompue d’un Netanayu, dont la toute dernière ineptie consiste à interdire le territoire juif à Grass.