La lecture de Légendes et coutumes afghanes de l’archéologue d’origine luxembourgeoise Ria Hackin nous rappele notre humanité commune

L’humanité des Talibans

d'Lëtzebuerger Land vom 27.08.2021

Ces jours-ci, tous les regards sont tournés vers l’Afghanistan. Enfin, vers Kaboul, car Kaboul n’est pas l’Afghanistan. Peut-être bien qu’est donc venu le moment de partir à la redécouverte de l’œuvre de l’archéologue d’origine luxembourgeoise, Ria Hackin. Son époux, Joseph, archéologue tout comme elle, est sans doute un peu mieux connu, puisqu’il eut une remarquable carrière partagée entre la France, l’Afghanistan et le Japon. Lors de leurs missions en Afghanistan durant les années 1930, Ria, née Marie Parmentier, ne s’intéressa pas seulement au riche passé de ce pays fascinant, mais elle alla également à la rencontre de la population locale. Non seulement filma-t-elle les sites archéologiques et les paysages afghans, mais, en collaboration avec l’historien afghan Ahmad Ali Kohzad, en fine ethnologue, elle prépara un ouvrage intitulé Légendes et coutumes afghanes, qui ne fut publié qu’en 1953, documentant la littérature populaire ainsi que les coutumes des régions où ils travaillaient.

Il s’agit là d’une toute autre introduction à l’Afghanistan et ses peuples que les lamentations très auto-centrées des personnalités politiques et commentateurs occidentaux. En effet, leurs discours se concentrent avant tout sur ce qu’ils considèrent être « la trahison et la honte de l’Occident » suite au retrait des forces d’occupation américaines et à la prise de Kaboul par les Talibans.

Non pas qu’il n’y ait pas de raisons d’avoir honte. En fait, elles sont nombreuses. Mais elles ne sont peut-être pas celles qui ont été mises en avant. Faut-il mentionner ici ce président de la République, qui fut jadis disciple du philosophe Paul Ricœur, mais qui aujourd’hui semble incapable de faire la distinction entre le droit à l’asile et l’immigration irrégulière et qui, face au drame de la population de Kaboul, évoque la nécessité de protéger la France « contre les flux migratoires irréguliers importants » ? Ou bien cet autre président, qui gouverne d’une main de fer un pays clé de l’Otan, la Turquie, et fait construire un mur en béton de 64 kilomètres sur la frontière iranienne pour empêcher un afflux de réfugiés fuyant les Talibans. Il y a donc bien de quoi avoir honte à l’écoute de ses dirigeants élus qui ne semblent guère s’inspirer des enseignements du christianisme et de l’islam sur la main tendue aux réfugiés. Emmanuel Macron et Recep Tayyip Erdoğan sont deux hommes qui ne s’apprécient guère, mais qui semblent tout de même avoir beaucoup en commun et auront dans les jours à venir bien des choses à se raconter. Mais l’on se doute que ce n’est pas des idées de Ricœur au sujet de « l’étranger » qu’ils converseront. D’autant plus qu’une des traductrices turques de Ricoeur, Necmiye Alpay, avait été arrêtée par la police d’Erdoğan et s’était retrouvée derrière le barreaux en 2016.

L’approche à la question des réfugiés n’est guère plus encourageante dans les autres grandes puissances européennes de l’Otan. Au Royaume-Uni, par exemple, où le Premier-ministre est parti en vacances alors que Kaboul était sur le point de tomber aux mains des Talibans avant de revenir en catastrophe, c’est la ministre de l’Intérieur, Priti Patel, grande admiratrice de la Dame de fer et de Ronald Reagan, qui rappelait aux journalistes qu’aucune exception ne serait faite pour les personnes fuyant les nouveaux maîtres de l’Afghanistan, qui auraient utilisé des voies « irrégulières » pour venir en Grande-Bretagne. Elle précisait par ailleurs que seules les personnes étant passées par un programme d’aide officiel auraient le droit de se réinstaller sur l’île. De toute évidence, les Afghans ne sont pas les bienvenus en Europe et c’est en premier lieu ce manque d’humanité qui devrait nous faire honte.

Ce manque d’humanité qui caractérise la realpolitik des grands pays de l’Otan est avant tout le produit de la déshumanisation des Afghans dans les discours officiels émanant des capitales occidentales. Ces déclarations semblent réduire les Afghans à deux catégories, celle de bourreau et celle de victime. Un peu comme s’ils étaient un peuple en besoin perpétuel d’une présence occidentale, d’une mission civilisatrice occidentale, pour les guider.

Or le livre de Hackin et Kohzad est un rappel de la créativité, symbole de notre humanité commune, qui a toujours existé au cœur des cultures de l’Afghanistan. De nos jours, cette créativité a des formes multiples, que ce soit dans le domaine du cinéma, de la mode ou bien-entendu de la littérature. La littérature contemporaine dans les deux langues principales de l’Afghanistan, le pachtoune et le dari, repose sur un riche patrimoine de traditions orales et écrites qui mériteraient d’être mieux connu au-delà du monde de leurs locuteurs. N’oublions pas non plus la scène artistique contemporaine très vivante, entre autres, les fameux Art Lords, ces artistes indépendants qui décorent les rues de Kaboul tout en défiant les seigneurs de la guerre. Avec raison, certains lecteurs affirmeront que c’est justement ce monde qui est aujourd’hui menacé par le retour des Talibans. Mais il serait erroné de croire qu’une si riche créativité ne pouvait qu’éclore qu’à l’ombre des baïonnettes des soldats de l’Otan.

Certes l’idéologie des Talibans est délétère. Inspirée à l’origine par le déobandisme, qui est une interprétation traditionaliste de l’islam hanéfite qui se développa dans un contexte de résistance à la colonisation britannique de la péninsule indienne au XIXe siècle, l’idéologie des Talibans, comme tous les conservatismes extrêmes, a la nostalgie d’un monde qui n’a jamais existé. Pour les islamophobes d’ici et d’ailleurs, ils sont un rêve devenu réalité, mais il y aurait grand danger à les définir comme le mal absolu et les déshumaniser. En effet, il ne faut pas se voiler la face. La gynécophobie et xénophobie des Talibans ne sont pas sans leur pendant en Occident, que l’on retrouve souvent sur les ailes les plus à droite de nos hémicycles parlementaires. Pour faire face au danger de la démonisation des Talibans, il est bon de se tourner à nouveau vers les arts.

Cela peut étonner, mais depuis l’avènement du mouvement taliban, s’est développé en Afghanistan dans le cadre de la poésie populaire pachtoune, une forme de tarana, de poésie chantée, propre aux Talibans. La poésie a toujours joué un grand rôle dans le contexte de la culture pachtoune qui a profondément marqué ce mouvement fondamentaliste. Que les Talibans aient leur chant étonnera sans doute. On les veut barbares, iconoclastes et musicophobes. Après la prise de Kaboul en 1996, le leader taliban de l’époque, Mollah Omar, n’avait-il pas publié un édit qui considérait l’écoute de la musique comme une activité criminelle pouvant provoquer le délabrement des mœurs et le détournement de la religion? Un comble au pays qui vit naître Mevlana Djalaladdin Roumi dont les derviches tourneurs cherchent à communier avec Dieu grâce à la musique et la danse ! Mais Mollah Omar n’était guère féru d’histoire ancienne, et la répression dans les milieux artistiques fut sans pitié.

Cependant la théologie des Talibans fait une distinction entre la musique produite par un instrument et le chant, masculin, non-accompagné. Cela a permis l’émergence de ce genre de tarana depuis la fin des années 1990, qui est bien plus qu’un instrument de propagande. Ce genre est bien ancré dans la tradition de la poésie populaire pashto. De part sa créativité, cette forme de poésie est, elle aussi, un rappel de notre humanité commune.

Mais bien entendu notre humanité a de nombreuses faces. Entre la main du Taliban qui manipule le AK-47 , ou ces-jours-ci le M16, et celle du garde-frontière qui repousse le réfugié, il y a une indéniable ressemblance, elle aussi un rappel de notre humanité commune, capable du meilleur, comme du pire. Le meilleur, c’est peut-être aussi du côté de Ria Hackin que nous pouvons le rencontrer. C’est d’Afghanistan qu’elle et son époux rejoignirent le général de Gaulle pour combattre à ses côtés la bête brune, cette bête aux multiples avatars.

Laurent Mignon
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