Fin juillet 2023, à l’énoncé des 17 bureaux d’architectes retenus pour le concours du nouveau bâtiment administratif du Bundestag, Bärbel Bas, sa présidente, a marqué un temps d’arrêt. Entre les prestigieux cabinets londoniens comme Zaha Hadid Architects, Foster + Partners, ou danois comme BIG, s’est glissé le peu connu « Metaform architects, Luxembourg ». Le niveau de ce concours international était à la hauteur d’un projet qui ne manque pas de superlatifs : 27 000 mètres carrés utiles à construire avec 600 bureaux, des dizaines de salles de réunion et de formation, un restaurant, des magasins, des archives, un data centre ainsi qu’un centre de tri postal avec un contrôle aux rayons X. On ajoute des exigences de durabilité très élevées et deux bâtiments historiques à inclure et préserver… Tout cela pour presque un milliard d’euros de budget (dont la moitié pour la sécurité). 67 architectes ont participé au concours, 17 ont été sélectionnés. Il y a quelques jours, le projet du bureau luxembourgeois a été salué d’une mention et il finit à la quatrième place (comme deux autres). « C’est comme si le F91 arrivait dans le top de la Bundesliga », ironise Shahram Agaajani, patron et fondateur de Metaform.
Ce beau résultat a attiré l’attention de la presse spécialisée en Allemagne sur ce bureau « inconnu ». L’architecte quant à lui en tire des enseignements grâce aux remarques du jury. Un rapport détaille ce qui a été apprécié – l’ouverture vers l’espace public, l’intégration des bâtiments existants, la circulation entre les différents espaces – et ce qui n’a pas fonctionné – une façade jugée trop stérile, l’absence de vues sur le Reichstag voisin, icône architecturale ou un concept intérieur pas assez fort. « Participer à un concours permet aussi d’apprendre, surtout quand le jury est de qualité. On sort de ce concours bien plus forts et on va adapter notre façon de travailler sur les prochains avec une approche plus globale », affirme l’architecte. Il a consenti à un investissement considérable en temps et en argent pour se mettre sur les rangs. « Par principe, nous ne participons pas aux concours sans rémunération. Pour Berlin, on a reçu 20 000 euros lorsque nous avons été shortlistés et 30 000 euros pour la mention honorable… Ce n’est rien par rapport à notre investissement qui se situe à 400 000 euros.»
Qu’un « petit » bureau ait ainsi accès à la cour des grands et gagne une telle reconnaissance, tient presque du miracle. Rembobinons. Comme la plupart des projets de l’envergure de ce concours berlinois, une série de références sont demandées aux bureaux qui veulent y participer pour montrer qu’on a l’expérience de ce type de construction. Il est donc difficile de mettre le premier pied dans les grands projets : il faut avoir construit un hôpital pour concourir à la conception d’un hôpital, un musée pour un musée, un grand bâtiment administratif pour un grand bâtiment administratif. Et cette référence, Metaform l’avait obtenue grâce à la conception de Helix, le siège de Post Luxembourg, inauguré il y a un an. Projet que le bureau luxembourgeois avait remporté en 2017 à la suite à d’un concours d’appel à idées qui n’exigeait pas de référence… « On n’avait pas d’expérience de cette ampleur. Le budget de plus de cent millions d’euros, était vingt fois supérieur à ce qu’on avait l’habitude de gérer. Je suis donc très reconnaissant de la confiance que la poste nous a accordée. Cela nous a permis de cocher les cases demandées pour le nouveau complexe du Bundestag à Berlin », souligne Shahram Agaajani.
Pour ce petit miracle, combien d’autres bureaux luxembourgeois se voient barrer l’accès à des concours ou des appels d’offres y compris, voire surtout, au Grand-Duché. Des directives européennes règlent l’accès à la commande publique par des critères chiffrables : un nombre de collaborateurs, un chiffre d’affaires, un nombre de références. « Au fil des appels à participation, par un jeu de surenchère, ces critères sont poussés de plus en plus haut et conduisent à l’élimination des petites et moyennes structures, voire l’impossibilité pour des bureaux luxembourgeois de participer », regrette l’architecte Michel Petit, contacté par le Land. Il n’est pas rare en effet que les règlements demandent plus d’un million d’euros de chiffre d’affaires, ce qui correspond, en gros à une dizaine de collaborateurs. Or, selon les chiffres de l’Ordre des architectes et Ingénieurs-conseils (OAI), 70 pour cent des bureaux établis au Luxembourg emploient moins de cinq personnes et quatorze pour cent entre six et dix personnes.
Dernier exemple en date, l’appel à candidatures lancé par la commune de Schengen pour la réalisation du hall sportif de la nouvelle école centrale à Remerschen. Il y est demandé un chiffre d’affaires annuel supérieur à deux millions d’euros et trois références de halls sportifs « à triple terrain » d’une valeur de huit millions minimum, construits dans les dix dernières années. « Les halls sportifs repris dans les références doivent être planifiés dans le cadre de projets d’écoles ou servir à l’exploitation du sport d’école », lit-on encore dans cet appel qui prévoit un budget de dix millions d’euros. Les architectes luxembourgeois qui remplissent de tels critères se comptent sur les doigts d’une seule main (et d’aucuns prétendent que les règles ont été établies sur mesure pour ceux-ci). Un système d’attribution de points détermine la sélection du bureau, sans qu’aucune esquisse, aucun plan, aucun projet ne soit demandé.
Avant cela, et avec une toute autre ampleur, on se souviendra qu’Arcelor-Mittal avait invité huit bureaux prestigieux à soumettre un projet pour son nouveau siège, sans aucun bureau local. « Les critères de participation pour cette consultation sont largement disproportionnés au regard des caractéristiques du projet. Un effectif total minimal de cent personnes, dont au moins 80 architectes diplômés, visent à exclure de facto les bureaux établis au Luxembourg, et non à s’assurer de la capacité à concevoir un immeuble de bureaux de 55 000 mètres carrés », dénonçait l’OAI dans une lettre ouverte en 2017. L’Ordre parle d’un cercle vicieux qui pénalise les architectes locaux : « en perdant l’opportunité de concourir pour des projets nationaux emblématiques, nos architectes ne peuvent s’illustrer par leurs talents et gagner en références pour s’exporter et participer à des concours à l’étranger. » À propos de références, Michel Petit ose une analogie : « C’est comme s’il fallait avoir été Premier ministre pour pouvoir être Premier ministre ! ».
Face à l’inflation des références exigées, les bureaux luxembourgeois sont contraints de s’allier à des bureaux internationaux qui ont les expériences requises pour postuler à des projets. Inversement, les architectes luxembourgeois sont souvent sollicités par des grands noms internationaux pour leur servir de sous-traitants ou de « facilitateur et porte-mallette » (Michel Petit) alors même que les concours ou les projets ne sont pas connus ici. Shahram Agaajani cite l’exemple du Skypark au Findel, énorme business centre et hôtels lancé par Luxairport. « Quand le bureau danois BIG nous a appelé pour nous proposer une collaboration sur ce concours j’ai été très surpris. J’habite dans la commune, je suis architecte et je n’avais pas entendu parler de ce concours ! » Bien souvent la phase de conception est réalisée par le bureau international et l’exécution par les Luxembourgeois. Cette deuxième partie de la prestation est confrontée à tous les affres de la construction. « Nos bureaux sont priés d’endosser toutes les responsabilités constructives, budgétaires et organisationnelles. Ces mariages forcés nous demandent beaucoup d’énergie », ajoute-t-il.
Les appels d’offres ou les invitations à des concours sont généralement rédigés par d’importants bureaux de planification ou d’ingénieurs. La plupart des administrations communales ne sont pas outillées et n’ont pas l’expérience ou le personnel pour mener des projets d’envergure à plusieurs dizaines de millions tels que les centres scolaires ou les grandes infrastructures pour personnes âgées. On constate que les project managers se sont engouffrés dans cette brèche : ils créent un sujet de concours et se proposent ensuite de suivre le projet. L’architecte, dont la mission légale s’arrête au permis de bâtir, se trouve souvent cantonné à un rôle d’exécutant ou de simple technicien. Il répond aux techniciens de la commune et non aux élus qui sont pourtant les maîtres d’ouvrage. Il endosse les responsabilités qui découlent des décisions prises par le project manager comme le planning ou le budget.
Dans d’autres pays, la Suisse ou la Belgique par exemple, de nombreux concours sont ouverts, sans critères de candidature. La région bruxelloise multiplie les petits concours où tout le monde peut se porter candidat. La première phase est très légère et ne demande que des références que l’architecte juge en lien avec le projet ou son contexte. Après une sélection, quatre bureaux planchent plus avant sur un cahier des charges et sont rémunérés pour leur participation. « Ce système amène des propositions plus variées et laisse la place aux petits et jeunes bureaux qui ont des idées, mais pas de références », estime Philippe Nathan, co-fondateur du bureau eschois 2001. Il vient de remporter un concours pour un hall sportif et associatif dans le quartier populaire du Peterbos à Anderlecht pour un budget de neuf millions d’euros. « Nous avons profité de ce projet pour redéfinir les espaces publics et créer une nouvelle place ». Il y a quelques années, un autre concours ouvert avait permis à Sara Noel Costa de Araujo de construire une caserne de pompiers à Dilbeek en banlieue bruxelloise qui lui a valu plusieurs récompenses.
« Ce n’est pas la quantité qui règle la qualité, martèle Michel Petit. Poser les fondements d’une conception soignée et réaliser un bâtiment de qualité esthétique et fonctionnelle et qualité à l’usage ne sont pas l’apanage de la dimension mais de la qualité des architectes et des ingénieurs. » Shahram Agaajani ne dit pas autre chose : « Les bureaux luxembourgeois sont plus que capables de répondre aux exigences urbanistiques, architecturales et environnementales d’un site tout en respectant le programme et le budget. »
Les conséquences de cette surenchère ne se remarquent pas seulement sur les bureaux d’architectes, qui sont poussés à devenir de plus en plus gros, les uns englobant les autres. Elles se traduisent aussi dans le paysage. Michel Petit considère que les appels d’offres sont « des éléments de démocratie qui façonnent l’environnement bâti du pays ». Il regrette que le Luxembourg se limite à voir son avenir architectural et urbanistique importé via des architectes étrangers. Il en appelle au ministère de la Culture à donner de la voix pour « formuler en un débat démocratique ouvert la qualité de l’environnement public » et à l’OAI pour défendre ses membres. « C’est un débat que nous devons mener surtout dans ce pays en plein questionnement identitaire et à la recherche d’une reconnaissance internationale, tant point de vue culturel qu’architectural », lui emboîte Shahram Agaajani. « Construire est devenu un acte polémique et clivant au vu de la production de CO2 que cela nécessite. Les concours ne peuvent pas faire l’économie d’une réflexion plus macro quant à la nécessité de construire, détruire, transformer », ajoute Philippe Nathan du bureau 2001.
Cet architecte a mis en avant le concours comme outil de débat avec le projet rendu pour la transformation du foyer d’entrée du Musée historique de la Sarre pour lequel il avait été invité à concourir. Une consultation qui n’était pas rémunérée et qui a coûté au bureau un bon millier d’euros. « Nous avons considéré que le cahier des charges ne posait pas la bonne question. On a réorienté la demande avec un projet qui déplaçait l’entrée et qui remettait en question le lieu de l’intervention. » Bien évidemment, ne correspondant pas au cadre, le projet a été disqualifié. Mais la presse s’est fait l’écho de la réflexion et du débat. « Un concours permet de comparer les idées et les positions plus ou moins radicales, efficaces, fonctionnelles. Il ouvre à envisager d’autres solutions, voire à poser d’autres questions », complète Philippe Nathan. Il s’intéresse aux concours perdus qu’il estime particulièrement éclairants et regrette qu’on ne prenne pas le temps d’un retour critique sur ces productions.