Voilà enfin une initiative culturelle qui montre l’exemple en acte plutôt qu’en de longs discours. L’exposition Mode d’emploi, Suivre les instructions de l’artiste au Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg (MAMCS), retrace, en une quarantaine d’œuvres, une histoire de la création contemporaine protocolaire, de 1960 à nos jours. Non contente de mettre en lumière ce type d’œuvres dont la réalisation est confiée à un tiers, la manifestation a le mérite de s’inscrire dans une économie écoresponsable, se limitant à exploiter principalement des fonds locaux sur une durée de quasiment neuf mois, au lieu des trois ou quatre mois impartis généralement
L’exposition Mode d’emploi, curatée par Anna Millers, permet d’entrevoir ce que pourrait être le musée du futur, même si cette voie nouvelle est hautement tributaire de son sujet, les œuvres d’art à protocole en l’occurrence. Sous ce terme se cache une grande diversité d’usages et d’applications, que le parcours s’évertue à dévoiler avec didactisme. Tout commence, une fois de plus, avec Marcel Duchamp. Ce précurseur envoie, depuis l’Argentine où il séjourne en 1919, un drôle de cadeau de mariage à sa sœur Suzanne : une lettre contenant des instructions pour la réalisation d’une œuvre, intitulée Ready made malheureux. Cette pièce conçue par l’artiste, mais dont la matérialisation concrète repose sur la participation de Suzanne, consiste en l’accrochage d’un livre de géométrie sur le balcon de son appartement. Déléguée à un tiers et abandonnée aux aléas de la météo, l’œuvre intègre à son processus une part d’incomplétude et d’indétermination. L’autre avant-coureur de cette histoire protocolaire est le Hongrois László Moholy-Nagy. En 1922, il fait produire des peintures par un fabricant d’enseignes, auquel il transmet ses instructions par téléphone. Pour ce faire, il s’appuie sur les coordonnées d’un nuancier et de dessins tracés sur papier millimétré. Là encore, l’artiste déjoue sa part de subjectivité et initie, sur le modèle industriel, la fabrique de formes reproductibles et délégables.
Suivent diverses approches protocolaires, au travers les œuvres d’artistes de la deuxième moitié du vingtième siècle. Ainsi, le peintre Claude Rutault qui insiste pour que ses toiles soient accrochées sur des murs de même couleur constate : « L’œuvre est ouverte. L’artiste n’impose plus sa vision du monde mais produit des systèmes qui permettent à chacun de se faire la sienne. » Celle ou celui qui est chargé d’actualiser l’œuvre d’art devient en quelque sorte l’agent de son accomplissement. La réalisation de l’œuvre peut être confiée à un individu (propriétaire, commissaire d’exposition...) mais aussi à des collectifs. C’est le cas notamment des Wall Drawings de Sol LeWitt, dont l’exécution peut requérir la participation d’étudiants en arts plastiques (ce qui fut fait en 2012 lors de l’exposition qui lui était consacrée au Centre Pompidou-Metz). L’une des particularités de ces dessins muraux est qu’ils ne sont jamais identiques à eux-mêmes, dans la mesure où les spécificités du lieu qui les accueille sont prises en compte à chaque fois. LeWitt délivre, pour chaque dessin, un certificat de propriété et un diagramme permettant leur réactivation. Cela rappelle que les œuvres à protocole sont foncièrement contextuelles. Elles sont toujours actualisées par rapport à des circonstances données et l’espace dans lequel elles se déploient infléchit leurs formes.
Le parcours de l’exposition met en avant la variété des instructions. Selon les configurations esthétiques, les consignes laissées par les artistes peuvent être écrites, orales, dessinées ou encore encodées, comme chez Vera Molnar ou Jean-Noël Lafargue. Citons aussi le livre de référence de Yoko Ono, Grapefruit (1964), qui comprend à lui seul plus de 150 instructions. Ainsi l’instruction devient de façon inversée une œuvre d’art en soi, ou vient se substituer à elle, à l’instar de Lawrence Weiner se contentant d’exposer cet énoncé : « Un objet rectangulaire placé sur une frontière internationale laissé pour un temps puis tourné horizontalement afin que la partie du rectangle se trouvant d’un côté de la frontière passe de l’autre et vice-versa. » Plus radical encore, lorsque l’artiste américain en arrive à concevoir l’œuvre d’art indépendamment de sa traduction matérielle : « l’artiste peut réaliser la pièce ; la pièce peut être réalisée (par quelqu’un d’autre) ; la pièce peut ne pas être réalisée », écrit-il ainsi dans Statements, publié en 1968. On est là au fondement de l’art conceptuel, qui prend son essor dans les années 1960, où une idée suffit à faire œuvre. « L’idée devient la machine qui fait l’art », déclare LeWitt. Pour l’artiste espagnole Dora Garcia, la description de la pièce est déjà de l’ordre du faire. On touche alors à des formes de production virtuelles, déléguées à l’acte de penser ou d’imaginer du spectateur, qui en est l’activateur. Tel est le principe que Dora Garcia a suivi en 2001 pour ses 100 œuvres d’art impossibles à réaliser. Cette démarche fut aussi celle de l’exposition 18 Paris IV.70 organisée par Michel Claura et Seth Siegelaub en 1970. Ils ont demandé à 22 artistes de leur envoyer une description de ce qui pourrait constituer leur participation à ce projet.
La dimension interactive occupe une place importante dans les œuvres à protocole. Ainsi de Untitled (Revenge, 1991) de Felix Gonzalez-Torres, installation de bonbons bleus, dont le nombre, la forme et le poids varient en fonction du lieu d’exposition. Celle-ci se transforme à mesure que le public s’empare des curieuses friandises, mais aussi du choix des curateurs de la réapprovisionner ou non. Dans Ikea Hack (2012-2016), Samuel Bernier et Andreas Bhend livrent au public des plans à télécharger pour détourner un tabouret Ikea et le transformer en luge ou en draisienne. Dans le même ordre d’idée, le Cafés dépendus (2022) de Grégoire d’Ablon propose au visiteur de sortir de l’exposition et de régler deux cafés dans un commerce situé près du musée. Le second café payé sera offert à une personne dans le besoin, qui aura aussi la possibilité de visiter l’exposition. Notons enfin la très belle Bibliothèque des silences (2017), de Marianne Mispelaëre, qui dresse la liste des langues disparues depuis 1988, de la Papouasie à la Turquie, en passant par l’Australie, la Birmanie, et de nombreux pays africains. Le public est invité à assister à une performance durant laquelle les noms de ces langues seront effacés des cimaises, les réduisant au silence une seconde fois.
L’autre coup de maître de cette exposition, qui en est pour ainsi dire le corollaire, tient à ses conditions de réalisation, tout à la fois minimales, économes et écologiques. Aucun coût de transport n’aura été nécessaire pour la manifestation, l’ensemble des œuvres ayant été actualisées in situ, ce qui diminue sans doute aussi les frais d’assurance des pièces présentées. Concernant la scénographie, des éléments comme les cimaises proviennent d’une précédente exposition et ont donc été réemployés. Outre les prêts de la riche collection d’art contemporain des Bibliothèques des musées de Strasbourg, nombreuses sont les œuvres à provenir de fonds régionaux d’art contemporain, Frac Lorraine, d’Occitanie et des Hauts de France notamment. Lesquels ont, très tôt, constitué des collections d’art protocolaire.