Esthétiques ? Assurément. Mais, s’agissant d’autoportraits, on peut voir actuellement dans le lounge d’Arendt House, plusieurs manières de renvoyer l’image de soi à un engagement sociétal, économique, politique, écologique. L’exposition Me, Myself & Us est la deuxième réalisée par Paul et Claire di Felice, associés comme curateurs au sein de MAI contemporary, après True Fiction (d’Land, 28.06.2024). Me, Myself & Us, qui présente des autoportraits, est « dans la continuation du vrai, d’un engagement », dit Claire di Felice. C’est l’aspect sociétal qui lui tient le plus à cœur et quelle souhaite mettre en avant, même si ce n’est pas évident à décrypter au premier coup d’œil.
Vu par la lorgnette d’Internet, on nous renvoie aussi des images lisses de l’individu. Mais c’est une image biaisée que les artistes de Me, Myself & Us dénoncent, un piège contre lequel ils luttent parfois aussi via des expressions plus « punchy ». C’est le cas de l’autoportrait de Cihan Çakmak, le regard volontaire, les mains puissantes. On voit, sous sa chevelure teinte en blond, encore mieux ressortir à travers son beau visage mat, une colère, une volonté de se défaire de la domination patriarcale clanique, de la condition de femme soumise dans une famille kurde.
L’affirmation de son identité à travers son corps aperçu quasi dénudé, ne va pas de soi. On le comprend par le grand châle épais qui protège Cihan Çamak. Une autre artiste, dans ce binôme que l’on pourrait appeler « autoportraits aux tissus », qui voisine sur les cimaises de Arendt House, est Krystina Dul. Dans la série The Burden I am Wearing, elle aborde son identité, ses origines polonaises. Dans une pose qui évoque les Vierges d’église, elle est aussi habillée comme d’un costume folklorique, mais avec ses soutien-gorge en épaulettes, une pile de tee-shirts bien pliée en coiffe sur la tête... La consommatrice, séduite et tentée par la fast fashion, a vidé son vestiaire. Krystina Dul montre tout le poids que pèse psychologiquement, ce fardeau pavlovien de l’achat d’habits fabriqués au détriment des droits humains et du travail à l’autre bout de la planète. Le regard n’est jamais frontal, les avant-bras posés dans le giron ou croisés, les traits las.
La révolte contre le système serait-il vain ? Est-il inutile de crier ? Zanele Muholl, à l’autre bout du lounge, a les traits d’une fascinante beauté. Le même fardeau semble peser sur sa tête que Krystina Dul, mais du point de vue du transport des marchandises, des traditions, de la soumission. Photographe africaine activiste, Zanete Muholl dénonce l’histoire coloniale du travail forcé avec sa cohorte d’abus.
On l’a dit, Me, Myself & Us est une exposition engagée. Certaines photographies font déjà partie de la collection Arendt & Medernach, le principe introduit par Claire di Felice étant de faire côtoyer des pièces qui s’y trouvent pour partie depuis longtemps avec l’évolution actuelle de la photographie : l’autoportait de Lyle Ashton Harris jeune (Harris est aujourd’hui âgé de 59 ans), savamment éclairée, mise en scène. La colorisation comme brûlée de la pellicule, on dirait un snap-shot d’un fait divers — cheveux hirsutes, cicatrices sur le buste nu, pantalon avachi, slip visible, mains menottées — dramatise l’histoire sans fin des violences faites aux Afro-Américains. C’est, avec le cri libérateur de la Luxembourgo-espagnole Cristina Nuñez, l’autoportrait le plus saisissant de Me, Myself & Us. Auteure de la série Self-Portrait Experience réalisée avec des étudiants volontaires de l’Université du Luxembourg, elle revient avec son expression saisissante sur ce que nous portons en nous de poids des familles.
On comprend d’autant mieux l’expérience du « lâcher prise » qu’elle propose dans ses ateliers photographiques, quand on regarde les deux dyptiques Somebody to Love. Sans connaître l’histoire du portrait de son grand-père démultiplié en autant d’hommes et les séquences comme sorties d’un film lascif d’une danseuse, on imagine Cristina Nunēz dans le rôle d’une ancêtre de cabaret ou du grand-père propriétaire de ce genre de lieu d’exhibition et de consommation des femmes. Entre les origines juives de sa mère (l’autoportrait à l’étoile jaune a été pris à Auschwitz) et un oncle paternel partisan du régime de Salazar, encourageant la dépolitisation de la population portugaise, le deuxième diptyque, dit une histoire familiale longtemps cachée.
On finira sur une note plus légère – du moins en apparence – du combat à travers l’autoportrait et de sa diversité d’expression des photographes artistes contemporains : sa « majesté » de l’anthropocène et les autres portraits fictionnels, aux fleurs flamboyantes de la série Allegoria d’Omar Victor Diop, questionnent le futur de l’environnement du Continent africain. Mais ne nous y trompons pas. L’allégorie esthétique vaut pour la nature et les animaux, pas pour l’homme.
Me, Myself & Us tel Allegoria, peut s’avérer un piège pour le visiteur de Arendt House, amateur de photographie « léchée ». La manière de la finlandaise Emma Sarpaniemi est enjouée. Avec ses airs de gamine effrontée voire dans la tradition des déguisements de l’américaine Cindy Sherman, Emma Sarpaniemi utilise son jeune corps tel une artiste contorsionniste. On laisse à chacun l’art de bien regarder ce que disent ce langage du corps et des accessoires : panier poule et citrons, ceinture taille fine en grosses boules.
Me, Myself & Us, est-ce qu’il vaut mieux s’appuyer les uns sur les autres aujourd’hui pour y arriver ?