Assan Smati revisite la peinture non figurative avec brio à la galerie Nosbaum Reding

Nouvelle abstraction ?

d'Lëtzebuerger Land du 20.12.2024

On pourrait passer beaucoup de temps devant les Peintures Mâles Heureuses d’Assan Smati, pour en saisir toutes les subtilités. Il ne faut en aucun cas conclure trop rapidement « tiens, en voilà un qui revient à l’abstraction », comme si son art était hérité des classifications de l’histoire de l’art.

À l’époque de l’activisme engagé contre toutes les inégalités et discriminations, le titre Peintures Mâles Heureuses a quelque chose de provocateur. Sauf à dire que classer sa peinture dans une telle catégorie le serait aussi… D’ailleurs, en ne prenant pas le titre au pied de la lettre, on l’entend comme un jeu de mots lacanien : peintures malheureuses. Assan Smati est bien trop conscient de la gravité du monde actuel pour se permettre pareille prétention. Une expression antérieure de Jérôme Peignot (écrivain et poète, ami des Surréalistes) sur un travail de 1993, Le laid déborde, si on la lit cette fois au sens littéral, « le lait déborde », laisse imaginer l’accident.

Le « bon ordre » des choses est bouleversé, même si l’esthétique, c’est-à-dire la composition sensible de constructions complexes, n’exclut pas l’harmonie dans les assemblages découpés et réassemblés de Peintures Mâles Heureuses. Assan Smati naît à Saint-Chamond (département de la Loire) en 1975. Il vit et travaille aujourd’hui à Trégon (Côtes d’Armor). On remarquera que s’il a l’océan pour horizon, la Bretagne du nord n’est pas des plus douces, comme est rude l’ancien bassin houiller, la région où il a vu le jour. À regarder sa biographie, on remarque que dès 2007, Bernard Ceysson l’exposait dans sa première galerie à Saint-Etienne.

Le parcours luxembourgeois de l’artiste commence tôt, également en 2007, avec sa participation à une exposition collective à la galerie Nei Liicht à Dudelange. Elle s’intitulait Frappe ! Tu ne frappes pas assez fort. Danièle Igniti, alors chargée de la direction, a aussi curaté l’année dernière l’exposition Gravité à la galerie bruxelloise Nosbaum Reding. Des titres sans légèreté… L’année passée, Assan Smati n’était pas à la recherche de plus de force (mâle) qu’aujourd’hui, mais plutôt, comme le philosophe Kader Mokkadem l’écrit dans le catalogue, « Abstraire n’a jamais consisté à sortir de la figuration ou de la formation de formes. Abstraire n’a jamais consisté à refuser la possible narration. »

Car Assan Smati avance par étapes. Ses périodes antérieures étaient plutôt figuratives. Les portraits d’Algériens – auxquels la France a massivement fait appel comme main d’œuvre pour travailler dans les usines –, étaient récurrents. Le séjour à la Villa Médicis à Rome est une étape où Assan Smati a travaillé sur le corps. Dans le répertoire antique, il fut on ne peut mieux servi. Eric de Chassay, qui était directeur de l’Académie de France à Rome en 2014-2016, écrit à propos du triptyque Anxiété, Phobie, Obsession (exposé par Nosbaum Reding en 2023 à la foire Art Paris) : « Les trois cercles bleus et rouges… trouvent leur densité propre, leur lieu adéquat et leurs rapports réciproques à travers un processus d’ajustements visible dans le résultat final. »

Cette citation est également valable pour les œuvres exposées actuellement. Cette longue introduction sur le parcours de l’artiste et son organisation plastique nous a semblé nécessaire. Cela nous amène à un équilibre fascinant, que lui-même appelle « réglure », entre la quinzaine de pièces exposées. Il n’est pourtant fait que de l’agencement de morceaux de peintures gestuelles aux formes découpées nettes et accolées. On les a classées en quatre groupes.

Le premier, Sans Titre n° 5, 17, 6 et 12, est composé de quatre grandes toiles dont l’une est de format horizontal et trois presque carrées. Cet ensemble permet une analyse générale. Trois des compositions sont déportées sur la droite, l’une est centrée. Disposées sur les toiles ou à même le bois, recouvert au préalable de peinture blanche. Très épaisse et uniforme si le bois du caisson est le fond. La couche est plus fine si elle enduit une toile, elle-même de grain plus ou moins fin, laissant entrevoir une sous-couche de peinturer rouge qui transparaît par petits points. Les éclats sont brillants s’il s’agit de blanc sur blanc, obtenu par le dernier passage d’une couche de peinture plastique.

Les motifs peints à l’huile sur cartons ou parfois sur des papiers de grains divers jusqu’à très fins, proviennent d’un travail de création libre aux couleurs différentes et texturées. Elles ne sont pas uniformes sauf exception, Si ces découpes étaient exposées en tant que telles, on pourrait les classer dans la catégorie peinture abstraite (carrés, rectangles, longue bande étroite). Mais elles sont collées pour assembler des rectangles et des carrés nets où le lien se fait à l’endroit où les couleurs se touchent. Apparaît un contour continu, en bordure. Comme des pièces de puzzle. Les couleurs – dans une gamme de dégradés en harmonie, orangés, roses, bleus ; ou opposées, vert et rose, bleu et rose – leur donne cet aspect que nous appelons non-abstrait.

La deuxième série, dans la salle voûtée de la galerie, reprend comme en écho la composition architecturale des voûtes du plafond de la rue Wiltheim. Un accord esthétique capte l’œil entre Sans Titre n° 11, 14, 4 et 2, qui esquissent des consoles, et Sans Titre n° 3 et 7, un éclairage à la torche. On fait l’association avec le séjour d’Assan Smati à Rome, on imagine une citation de l’Antiquité. Mais « qu’a à faire sincèrement la peinture de la vérité ? On s’en sert généralement pour assigner une place à l’œuvre… », écrit le philosophe Kader Mokaddem dans Gravité (2023).

Assan Smati ne cherche assurément pas d’aboutissement, de composition définie. Mais revenons dans la grande salle de la galerie. Sans Titre 13, des carrés et des rectangles accolés créent – sans peindre en aplats – « du » plan. À côté, Sans Titre n° 15, les pans coupés – sans volonté explicitement tridimensionnelle, font « du » volume. Et Sans Titre n° 9, serait-il un hommage contemporain à Kasimir Malevitch (1879-1935) ?

Alors pourquoi Peintures Mâles Heureuses et pas « Tiens, voilà un peintre qui revient à l’abstraction » ? Assan Smati nous invite à nous rendre compte de la différence entre les catégories (en histoire de l’art) et les classifications (abstraction, non-figuration). Voici son interprétation en 2024.

Assan Smati,

Marianne Brausch
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