La condition humaine dans l’art de la gravure. Cinq siècles socio-politiques à voir à la Villa Vauban

Images parlantes

d'Lëtzebuerger Land du 10.01.2025

Käthe Kollwitz et Albrecht Dürer, ainsi que 18 autres graveurs moins connus sont réunis au cabinet des estampes de la Villa Vauban par l’artiste Julie Wagener pour une exceptionnelle analyse historique à travers l’image. Guy Thewes, directeur des 2 Musées de la Ville de Luxembourg a eu l’idée de demander à l’illustratrice et peintre luxembourgeoise, née en 1990, de faire un choix d’une vingtaine de pièces du 15e au début du 20e siècle pour The Things We Carry, titre de l’exposition sous-titrée A look at what shapes a society – then and now.

Cette sélection parmi les 1 300 images d’une collection privée acquise récemment par la Villa Vauban en Sarre (d’où la prédominance de pièces d’origine germaniques), souligne l’engagement de Julie Wagener autant que les cinq sérigraphies qu’elle a réalisées pour l’exposition. Ainsi, Nothing is Safe Sacred or Sane, qui sert aussi d’affiche (en couleurs alors qu’elle est présentée en noir et blanc dans l’exposition), est son interprétation la plus personnelle du désarroi de la génération Z : deux silhouettes, une fille, un garçon la tête sans visage, flottent, cherchent à avancer. On reconnaît bien son style mais aussi le questionnement qui infuse son travail artistique.

Car le questionnement est majeur : comment être soi-même, s’orienter, penser, agir, dans un monde globalisé où le seul but est de faire fructifier le capital encore et encore et à tout prix ? La réalité de la société d’aujourd’hui, c’est la production de masse : L’exploitation des uns pour la satisfaction des autres ; le paradoxe de la croissance verte, une faible politique écologique réelle contre la bonne conscience trompeuse mais rassurante du greenwashing ; le néo-libéralisme, la perte de sens politique et la flambée populiste. Ces fléaux sont illustrés par quatre sérigraphies qui montrent aussi comment Julie Wagener a porté son choix sur les vingt gravures anciennes de l’exposition.

Partant de la chaîne de fabrication où un enfant au sourire naïf habillé en Pierrot gourmand se plaît à consommer, alors que c’est la production à bas prix qui littéralement le dévore, on peut faire une visite linéaire de l’exposition. Ou suivre son propre parcours dans le récit des méfaits de et sur la condition humaine. Le consumérisme à outrance d’aujourd’hui peut ainsi être rapproché de six gravures anciennes, en premier de la révolte des ouvriers. Käthe Kollwitz (1867-1945) a réalisé cette gravure à la pointe sèche, Prise d’assaut en 1897, au début de l’industrialisation mécanique de l’ère moderne et de la création de courants syndicaux. Les ouvriers arrachent des pavés de la rue, qu’ils lancent contre les grilles de la demeure patronale. Plus démunis, isolés, d’autres survivaient à la même époque dans les grandes villes qui attiraient les masses, par des petits spectacles de rue. Ainsi de l’Homme assis avec un singe, de Willem Vertommen (fin du 19e siècle) et Les artistes d’Adolf Schinnerer, dans les années 1920. Une lithographie d’un spectacle de funambules amateurs qui espèrent grapiller quelques sous au risque de leur vie.

Saut dans le temps et dans l’exposition, pour le fil rouge de notre récit, nous avons choisi de combiner la précarité d’un couple engraissé au propre comme au figuré, Un cuisinier et sa femme, une gravure sur bois vers 1496 d’après Albrecht Dürer (1471-1528) et le Paysage avec une ferme, gravé vers 1760 par Franz Edmund Weurotter. On ne sait pas s’il s’agit d’une illustration représentant les membres d’une guilde (les 1 300 gravures sont en cours d’expertise pour mieux les analyser) ou d’aubergistes. Mais bien avant les pesticides et l’agriculture extensive, manger (ou non) était une condition existentielle. Julie Wagener doute des solutions, aujourd’hui comme dans le futur. Même si individuellement, beaucoup se reconnaîtront dans le sourire de bonne conscience de l’homme au bottes et à la bêche de sa sérigraphie, sous-titrée Technology won’t safe us.

Le Cheval mourant dans un paysage désertique de Nicolaes Visscher, une eau forte de la deuxième moitié du 18e siècle, est à rapprocher de la tentative d’auto-suffisance d’en Terre en Franconie, gravée sur bois aussi tard que 1925 par Rudolf Schiestl. Bruno Godschmitt (1881-1964), était-il lui, il y a un siècle, annonciateur de la guerre de l’eau qui nous attend ? Notre comparaison est peut-être hasardeuse. La lithographie de 1928, date d’une année avant d’autres Mauvais Temps qui allaient fondre sur l’Allemagne : la République de Weimer plonge dans la récession. « We are not in the same boat » clame l’homme au visage hilare, ivre de sa fortune, que Julie Wagener fait danser sur la table.

Mais elle poursuit : « We are in the same storm ». Il est certain que l’on nous appelle à voter pour une politique tellement décrédibilisée – le personnage de sa quatrième sérigraphie a les traits du Docteur Folamour du film de Stanley Kubrick – que le populisme, activement entretenu par la désinformation et le conspirationnisme est sur le point de l’emporter. L’Europe ferme ses frontières. Quel meilleur choix Julie Wagener pouvait-elle faire que de recourir au mythologique Enlèvement d’Europe (Johann Jakob Frey, gravure à l’eau-forte de 1732) ? Hans Röhm (1877-1956) dénonçait la montée du fascisme dès 1921 avec les Cavaliers de l’Apocalypse (gravure à la pointe sèche), Andreas Gering, en 1916, illustrait la Guerre par un déluge s’abattant sur l’humanité… Sans vouloir dire que la pensée matérialiste rend plus difficile le langage par les images – sauf l’affiche et le street art – il est certain que le recours aux mythes et les représentations bibliques favorisaient aux siècles passés une compréhension directe des « méfaits » et leur « punition» divine.

Adoration du Veau d’or : premier commandement (Adriaen Collaert, gravure en taille douce, 1585 d’après Marten de Vos), Dépravation et violence sur la terre avant le Déluge, Destruction de l’humanité par le déluge, (Johann Sadeler, gravures au burin, 1583) et bien sûr, Chute des damnés, (gravure, 1642, Pieter Claez Soutman d’après Peter Paul Rubens). Le choix de l’analyse socio-politique fait fi du style. Mais comment ne pas remarquer la facture expressionniste de la Tentation (Heinrich Kuch, lithographie vers 1922) aux lignes et formes pointues et obliques, aux angles inhabituels et à l’éclairage dramatisé.

The Things We Carry, A look at what shapes a society – then and now est un récit en quelques vingt images historiques et cinq illustrations contemporaines de cinq siècles de la condition humaine à ne pas manquer. L’exposition est à voir jusqu’au 16 mars au cabinet des estampes de la Villa Vauban.

Marianne Brausch
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