édito

Je ne suis pas Mark

d'Lëtzebuerger Land vom 10.01.2025

Il y a dix ans, des millions de personnes défilaient en France pour dire leur émotion face à l’attentat meurtrier contre Charlie Hebdo. Le journal satirique était devenu, dans le sang, un symbole mondial de la liberté d’expression. Netanyahou et Abbas s’affichaient alors au première rang de la marche des chefs d’État à Paris. Chose inconcevable aujourd’hui. À Luxembourg, le Premier ministre et ministre des Médias de l’époque, Xavier Bettel (DP) laissait couler ses larmes. Devant un bon millier de personnes, il affirmait que la liberté journalistique était un droit fondamental que personne ne peut détruire.

Dix ans plus tard, ces libertés et leurs corollaires – le respect de l’autre, l’esprit critique, la tolérance, l’humour, la satire – n’ont jamais été autant remis en cause. La caricature était le symbole de la liberté d’expression. La liberté d’expression est devenue une caricature, principalement sur les réseaux sociaux. Entre signalements, community notes et algorithmes, une nouvelle forme de censure est née, balayant la modération, la régulation, la neutralité et la vérification des faits au rang de gadgets.

Une caricature – encore – résume parfaitement le mouvement en cours aux États-Unis. On y reconnaît les grands de la tech, Elon Musk (X), Mark Zuckerberg (Meta) ou Jeff Bezos (Amazon), à genoux devant une statue de Trump, façon grand commandeur, lui offrant des sacs de dollars. Créé par Ann Telnaes, illustratrice de presse et lauréate d’un prix Pulitzer, ce dessin a été refusé par le Washington Post, propriété de Jeff Bezos. La dessinatrice a démissionné du journal, dénonçant un climat où les critiques envers les figures puissantes sont de plus en plus difficiles à exprimer.

Mark Zuckerberg lui a donné raison. Le patron de Facebook, Instagram et WhatsApp a annoncé des changements dans la politique de modération des contenus, notamment la suppression du fact-checking, remplacé par les community notes. Il suit en cela le mode de fonctionnement de X, qu’il cite d’ailleurs en exemple, et se range derrière Donald Trump. Paradoxalement, cette décision est annoncée comme une défense de la liberté d’expression. « Nous avons atteint un point où il y a trop d’erreurs et trop de censure. L’objectif c’est de revenir à nos racines : la liberté d’expression », pointe Zuckerberg dans une vidéo. Quand il poursuit en visant spécifiquement « les restrictions sur l’immigration et le genre », et quand il prévoit le déménagement de ce qui reste de modérateurs de la progressiste Californie au Texas, bastion conservateur, il reste peu de doutes qu’il cherche surtout à s’attirer les faveurs du président élu et de ses partisans. Dans le même temps, il réalise des économies importantes en supprimant le coût élevé de la modération pour son entreprise.

Un revirement considérable quand on se souvient que Facebook avait suspendu le compte de Donald Trump après l’attaque du Capitole, il y a quatre ans, pour le motif de l’incitation à la violence et mise en danger des institutions démocratiques. Aujourd’hui, il suit la vision libertarienne d’Elon Musk qui n’accepte aucune restriction de liberté, pas même celles liées à l’incitation à la haine ou à la mise en danger de la vie d’autrui.

La pression exercée par les États, notamment en Europe, pour que les plateformes assument leurs responsabilités, n’a été ni assez forte ni assez rapide. Les réseaux sociaux ne se sont jamais montrés très motivés pour jouer la police sur les contenus. Désormais, ils ne font même plus semblant d’essayer. Ils bénéficient d’un outil de pouvoir inédit, capable d’influencer ou de manipuler les opinions, les institutions et les dynamiques politiques à une échelle globale. En affaiblissant la modération, Facebook ou X instaurent un régime de contrôle invisible, piloté par des algorithmes et alimenté par les signalements des utilisateurs qui sert les discours les plus conservateurs.

Dix ans après les attentats contre Charlie Hebdo, le combat pour la liberté d’expression ne se joue plus seulement face à la violence terroriste, mais aussi face à des mécanismes insidieux de canalisation du discours public. La question n’est plus de protéger la parole, mais de garantir qu’elle reste audible dans un espace où l’absence de régulation et la concentration des pouvoirs va à l’encontre des principes démocratiques.

France Clarinval
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