Durant l’entre-deux-guerres, la notion polémique et polysémique de corporatisme est très présente dans les débats politiques en Europe. Face à la dépression économique mondiale et à la montée des régimes autoritaires, différents courants politiques, réformateurs ou réactionnaires, s’y réfèrent et défendent des variantes d’une économie dirigée ou planifiée, fondée sur l’organisation des professions et le dépassement du conflit social et de la lutte des classes.
L’Église catholique prône un retour aux corporations de métiers de l’Ancien Régime. L’Italie fasciste et le régime austro-fasciste se réclament du corporatisme, interdisent les syndicats et créent de nouvelles structures de représentation socio-professionnelle. En Belgique, le dirigeant socialiste Henri de Man préconise durant les années 1930 la réhabilitation du corporatisme et initie une vague « planiste » dans le mouvement socialiste international.
Les débats sur le corporatisme et les expériences corporatistes internationales, vues comme modèles ou repoussoirs, rencontrent un écho au Luxembourg. Ils alimentent en particulier les discussions syndicales et politiques sur la régulation du conflit social et l’institutionnalisation des relations collectives de travail. Ces discussions servent de creuset à l’alliance entre le courant socialiste et catholique social qui se met en place entre 1934 et 1937.
Pendant les années de l’entre-deux-guerres, le syndicat prédominant au Luxembourg est le Berg- und Metallindustriearbeiter-Verband (BMIAV), proche du Parti socialiste. Constitué entre 1916 et 1920, il est surtout implanté dans la sidérurgie et les mines, qui dominent alors l’économie luxembourgeoise. Le Lëtzebuerger Chrëschtleche Gewerkschaftsbond (LCGB) est, quant à lui, avant tout présent dans la petite et moyenne industrie.
Catholicisme social et radicalisation du programme corporatiste
Le corporatisme a fait l’objet d’interprétations contrastées au sein de la mouvance catholique sociale luxembourgeoise de l’entre-deux-guerres. Le principal parti politique de cette période, le Parti de la droite, compte, à côté d’un courant libéral-conservateur, partisan du laissez-faire en matière de politique économique, un courant catholique social influent qui préconise un projet de réorganisation corporatiste de la société, fondé sur le refus du conflit social et du libéralisme politique et économique. Étroitement lié à l’Église catholique, ce courant entretient aussi des relations étroites avec le syndicat chrétien LCGB fondé en 1921. Durant les années 1930, le débat sur le corporatisme se radicalise au sein du Parti de la droite, en particulier sous l’impulsion de l’éditorialiste Jean Baptiste Esch qui défend un projet corporatiste autoritaire.
Le courant catholique social au sein du Parti de la droite se réfère aux thèmes développés dans les encycliques papales Rerum Novarum (1891) et Quadragesimo Anno (1931) : critique de l’individualisme libéral, refus du conflit de classes et volonté de constituer des corps intermédiaires entre les individus et l’État. Le programme fondateur du Parti de la droite préconise en 1914 une « approche corporative, sociale dans tous les domaines ».
Dès 1917, un protagoniste central du courant catholique social, le député et futur Premier ministre Pierre Dupong, dépose une proposition de loi visant à donner un cadre légal à la négociation de conventions collectives de travail et à créer une instance d’arbitrage obligatoire. Si le texte de Dupong n’est pas adopté, il sert néanmoins de référence lors des débats subséquents sur la régulation des relations professionnelles. En cas de conflit collectif du travail, la proposition de loi prévoit que l’inspection du travail nomme un arbitre externe afin de trancher les questions litigieuses. L’exposé des motifs de la proposition de loi déclare que les conventions collectives sur les salaires et conditions de travail sont un moyen d’instaurer une « communauté d’intérêts » entre patrons et ouvriers, au lieu d’un « état d’hostilité plus ou moins permanente ».
Au début des années 1930, le débat sur le corporatisme est relancé au sein du Parti de la droite par l’abbé Jean Baptiste Esch, qui s’appuie sur l’encyclique Quadragesimo Anno. Dans une série d’articles publiés dans le Luxemburger Wort, Esch propose de « construire un ordre tout à fait nouveau » (LW, 16 novembre 1932). Le programme de réforme de Jean Baptiste Esch s’inscrit dans la continuité du conflit entre l’Église catholique et l’État libéral qui remonte à la Révolution française, tout en reflétant les débats suscités par la dépression économique mondiale des années trente.
Pour juguler la crise économique, Esch préconise de créer un « Conseil économique central », conçu comme parlement économique disposant d’un pouvoir de décision sur les questions économiques. L’organisation et la direction de l’économie rendent aussi nécessaire, aux yeux d’Esch, un renforcement de l’autorité du gouvernement, au détriment du Parlement. L’État doit être investi d’une autorité supérieure pour mettre en œuvre un ordre « chrétien et catholique » et interdire « la diffusion d’idées non chrétiennes et par conséquent contraires à l’État » (LW, 7 juin 1933).
Le discours d’Esch emprunte de nombreux accents autoritaires à l’extrême droite. Esch attribue ainsi « une certaine providence » à la « réaction fasciste », puisqu’elle permet de « venir à bout du socialisme et du communisme » (LW, 5 avril 1933). Il défend sans réserve le Ständestaat autrichien, qu’il voit comme une tentative de mise en œuvre des préceptes de Quadragesimo Anno. Lors de l’essor du rexisme en Belgique, Esch regroupe autour de lui des jeunes intellectuels fascinés par le mouvement d’extrême droite dirigé par Léon Degrelle.
Ambiguïtés du syndicalisme chrétien
Alors que les thèses corporatistes autoritaires propagées par Esch polarisent le monde politique, les dirigeants du syndicalisme chrétien mettent en avant leur propre interprétation du corporatisme et des encycliques papales. Les principaux dirigeants du LCGB sont également membres du Parti de la droite, à l’instar de Jean-Baptiste Rock, secrétaire général du LCGB et député du Parti de la droite.
Si le LCGB partage avec d’autres tenants du catholicisme social le rejet du libéralisme et du socialisme, de même que la nostalgie des corporations de l’Ancien Régime, le syndicat chrétien se démarque des conceptions autoritaires du corporatisme. Alors que la discussion autour des thèses de Jean Baptiste Esch bat son plein, un éditorial dans le journal du LCGB Sozialer Fortschritt (SF) affirme : « ceux qui mettent en relation leurs projets de réforme politique avec l’ordre corporatif font du tort à l’idée de l’ordre corporatif » (1er octobre 1933).
Les syndicalistes chrétiens préconisent la constitution d’organisations professionnelles uniques, réunissant patrons et travailleurs, mais insistent sur le fait que la transition vers de telles organisations doit se faire de manière volontaire et graduelle. Le dépassement des antagonismes de classe, à travers un esprit de coopération entre employeurs et travailleurs, est crucial pour le mouvement ouvrier chrétien : « Un aspect essentiel du programme corporatif [est] le dépassement de la lutte des classes. L’ordre corporatif est conçu comme un remède contre la menace de scission de la société en deux parties hostiles du marché du travail. » (SF, 28 janvier 1934).
Les expériences corporatistes internationales sont citées dans le journal du syndicat chrétien et servent de modèles ou d’anti-modèles. Ainsi, le LCGB considère d’un œil globalement favorable l’action de Dollfuss en Autriche, qui serait engagé dans une « dure guerre sur deux fronts » – « d’un côté les nazis, de l’autre les socialos » (SF, 4 février 1934), mais se montre circonspect face à la dissolution forcée des syndicats autrichiens, dont les syndicats chrétiens (SF, 10 juin 1934). Joseph Posch, auteur du mémoire d’histoire Christliche Gewerkschaften Luxemburgs (1983), signale que le Sozialer Fortschritt a publié à plusieurs reprises au début des années 1920 des articles antisémites, dénonçant le socialisme et le bolchévisme comme une « tumeur juive ». Le syndicat chrétien a cependant dénoncé le fascisme italien et rejette le nazisme.
Tournant « planiste » des socialistes
L’attitude du courant socialiste face au corporatisme évolue au cours des années 1930. Le BMIAV et le Parti ouvrier luxembourgeois (POL), dirigé par des militants syndicaux, s’opposent au corporatisme autoritaire propagé par Jean Baptiste Esch, mais suivent de près les débats dans le Parti ouvrier belge (POB) autour du « Plan du travail » initié par le marxiste hétérodoxe Henri de Man.
Der Proletarier (DP), le journal du BMIAV, dénonce à de nombreuses reprises le soutien au corporatisme du Parti de la droite et du LCGB. Un article de 1933 qualifie ainsi le corporatisme de « slogan favori de la réaction internationale » : « Et chez nous aussi, il y en a qui affirment qu’il faut une constitution corporative pour que la lutte des classes s’arrête. Depuis des mois, le Luxemburger Wort et le Sozialer Fortschritt ne cessent de le répéter. » (DP, 22 juillet 1933).
Lors d’une réunion publique conjointe du POL et du BMIAV, le président du POL, René Blum, dénonce le journal de Jean Baptiste Esch : « De ce que le Wort […] a écrit, il ressort que l’absolutisme le plus pur doit régner ici et qu’un parti unique doit supprimer tous les autres partis, exterminant brutalement tous ceux qui pensent différemment. » (DP, 30 septembre 1933).
L’effondrement de la social-démocratie allemande, dont l’influence était considérable dans l’Internationale socialiste, suivi par la débâcle de la social-démocratie autrichienne, auréolée du prestige des théoriciens austro-marxistes, privent les socialistes luxembourgeois d’une partie de leurs repères programmatiques. Les syndicats sont en outre confrontés à la récession économique mondiale qui touche durement les mines et la sidérurgie luxembourgeoise, dont les dirigeants opposent un refus catégorique à toutes les demandes de négociation de conventions collectives de travail.
Dans ce contexte de désorientation, le « Plan du travail » développé par le Parti ouvrier belge (POB) est reçu favorablement par les dirigeants socialistes luxembourgeois. Le POB et la Commission syndicale belge, l’organisation syndicale proche des socialistes, constituent des références importantes pour les socialistes luxembourgeois. Le POB adopte le Plan du travail, élaboré par Henri de Man, en décembre 1933. Le « Plan de Man » abandonne l’idée de socialisation des moyens de production en faveur d’un transfert d’autorité au profit de l’État qui doit prendre en charge la planification des activités économiques. Le Plan du travail prévoit la nationalisation du crédit et de l’industrie lourde, de même qu’une « réforme de l’État et du régime parlementaire qui crée les bases d’une véritable démocratie économique et sociale ».
Les principaux dirigeants socialistes luxembourgeois – Pierre Krier, René Blum, Hubert Clément et Victor Bodson – assistent au congrès du POB lors duquel le plan est adopté. Peu de temps après, le député socialiste Hubert Clément se réfère au Plan du travail belge lors du débat parlementaire sur le budget de l’État. Il réclame des mesures étatiques pour « influencer la conjoncture au maximum ».
Les syndicalistes luxembourgeois semblent accepter que le plan puisse remettre en question le parlementarisme : « La démocratie n’est pas la même chose que l’immuabilité du mécanisme parlementaire actuel, et la démocratie n’est surtout pas le maintien intégral de la machinerie du système parlementaire, souvent obsolète dans les pays occidentaux » (DP, 6 janvier 1934).
Le plan d’action du POB suscite une vague d’imitations dans d’autres pays européens : Les socialistes suisses élaborent un Plan du travail, les Néerlandais également, de même que la CGT en France. Au Luxembourg, le dirigeant socialiste Pierre Krier présente en 1935 son « Plan des syndicats libres » pour réorganiser l’économie nationale. Député socialiste depuis 1918 et principal dirigeant du BMIAV depuis 1920, Krier est proche des dirigeants réformistes de la CGT française, en premier lieu Léon Jouhaux, qu’il rencontre régulièrement dans les instances de direction de la Fédération syndicale internationale, mais aussi de René Belin, futur ministre du Travail dans les premiers gouvernements de Vichy.
Le plan luxembourgeois suit les grandes lignes du plan belge. Il prévoit notamment la création d’un « Conseil économique supérieur » regroupant de façon paritaire les organisations d’employeurs et les syndicats, de même que les chambres professionnelles. Ce conseil, une sorte de deuxième parlement, doit déterminer les « lignes directrices de notre politique économique dans l’intérêt général » (DP, 26 octobre 1935)
L’engagement dans la démarche planiste amène les dirigeants socialistes, dont la prétention d’être les seuls représentants légitimes de la classe ouvrière allait de pair avec un refus d’alliances avec d’autres courants politiques et une distance vis-à-vis de l’État, à se tourner vers l’action institutionnelle et à ériger l’État en agent de la transformation sociale. La recherche d’une participation au gouvernement présuppose de trouver un terrain d’entente avec le courant catholique social du Parti de la droite.
Matrice corporatiste
Une convergence entre syndicalisme socialiste et chrétien se réalise autour de la revendication d’une institutionnalisation des relations collectives de travail. Face à un gouvernement de coalition entre le Parti de la droite et le Parti radical-libéral, porte-voix des intérêts de l’industrie lourde, le BMIAV et le LCGB concluent une alliance en 1934. Les deux syndicats réclament un cadre légal à la négociation de conventions collectives et demandent à l’État d’intervenir comme conciliateur et arbitre dans les relations professionnelles.
Le BMIAV et le LCGB forment la « commission syndicale des salaires » le 3 décembre 1934. Dans le contexte de la dépression économique mondiale, les principales revendications syndicales sont un salaire minimum hebdomadaire de 250 francs et la négociation de conventions collectives, ce que les employeurs de la sidérurgie et des mines refusent. La conclusion de cette alliance marque une inflexion importante, les syndicats proches du Parti socialiste ayant toujours refusé de reconnaître la légitimité du syndicat chrétien et rejeté ses propositions d’alliances.
La commission syndicale des salaires est présidée par Pierre Krier du BMIAV et composée à parts égales de représentants du BMIAV et du LCGB. L’alliance entre syndicalistes socialistes et chrétiens s’accompagne d’une collaboration au niveau politique, afin de donner un cadre légal à la négociation collective. Les deux principaux dirigeants du BMIAV et du LCGB, Pierre Krier et Jean-Baptiste Rock, siègent à la Chambre des députés, où ils font partie de la sous-commission parlementaire désignée en 1934 pour préparer un projet de loi sur les conventions collectives.
Le rapprochement entre syndicalistes socialistes et chrétiens implique le dépassement des antagonismes établis. Il est préparé par des repositionnements politiques. La volonté des dirigeants socialistes de se rapprocher du courant catholique social transparaît en particulier lors d’un débat au parlement sur le financement du clergé en janvier 1934. Tout en condamnant les approches corporatistes autoritaires, Pierre Krier marque son accord avec certaines idées développées dans Quadragesimo Anno : « Là où l’approche de l’ordre corporatif défend des idées vraiment positives, elle les a copiées dans le programme du mouvement ouvrier ».
Les syndicalistes chrétiens signalent également leur volonté de convergence avec les socialistes. Alors que le LCGB et le BMIAV se livraient depuis les années 1920 à d’incessantes polémiques par l’intermédiaire de leurs publications respectives, le journal du LCGB Sozialer Fortschritt salue, dans son édition du 25 février 1934, la parution d’un article dans le journal du BMIAV, qui avait discuté d’une manière nuancée la conception catholique du corporatisme et réfuté l’amalgame entre fascisme et corporatisme catholique. Le journal du LCGB conclut sur une invitation à poursuivre le débat, afin de « lever les malentendus et de trouver un accord sur beaucoup de points, en particulier d’ordre pratique ».
Les débats autour du corporatisme et du planisme menés en Belgique sont suivis avec attention au Luxembourg. Entre 1933 et 1938, Henri de Man est mentionné à de nombreuses reprises dans les éditoriaux du Wort. Après avoir critiqué le Plan du travail comme « menant au socialisme total » (LW, 16 avril 1934) le journal de l’Église catholique accueille avec bienveillance les ouvertures que fait de Man envers les catholiques dans sa série d’articles sur le corporatisme et le socialisme.
L’importance que le BMIAV attribue à l’alliance avec le LCGB pousse ses dirigeants à se concentrer sur les questions sociales et à euphémiser leur opposition au raidissement autoritaire du Parti de la droite. Le gouvernement, dirigé par le Parti de la droite, transmet le 3 janvier 1935 un « projet de loi pour la défense de l’ordre politique et social » au Conseil d’État, visant à interdire les partis considérés comme anticonstitutionnels, en premier lieu le Parti communiste. Qualifié par ses adversaires de « loi muselière », le projet de loi en vient à occuper une place centrale dans le débat politique, pour finalement être rejeté lors d’un référendum populaire en 1937.
Les dirigeants syndicaux socialistes, tout en appelant à rejeter la loi, ne participent pas à la campagne publique initiée par les libres penseurs anticléricaux, à laquelle prennent part l’aile gauche du POL et le Parti communiste. Tournant le dos à une démarche de front populaire, le président du BMIAV, Pierre Krier, critique durement les communistes dont la visée de « front antifasciste » aurait pour but de « saboter » l’alliance avec le syndicat chrétien, qui soutient le projet de loi (DP, 10 août 1935).
Droit de grève et intervention
de l’État
L’alliance entre le BMIAV et le LCGB concentre toutes ses forces sur le soutien au projet de loi élaboré au parlement en 1934-1935 qui vise à donner un cadre légal à la négociation de conventions collectives. Ce projet, dont le syndicaliste et député du Parti de la droite Jean-Baptiste Rock est le rapporteur, veut faciliter la négociation collective à travers la création d’une instance de conciliation, le Conseil national du travail (CNT), composé paritairement de représentants syndicaux et patronaux, et présidé par le ministre du Travail.
Le CNT est « appelé à prévenir et à aplanir les conflits collectifs du travail ». En cas d’échec de la conciliation, le projet prévoit la désignation d’arbitres nommés soit par les syndicats et les employeurs, soit par un magistrat. Le point le plus contesté du projet est la possibilité donnée au gouvernement d’imposer l’application de sentences arbitrales contre l’avis d’une des parties prenantes, lorsqu’il estime que « les intérêts économiques du pays ou d’une région l’exigent ».
Les employeurs de la grande industrie refusent l’arbitrage obligatoire, qu’ils dénoncent comme une immixtion de l’État dans l’économie privée. La Fédération des industriels luxembourgeois met en garde contre le risque d’un recours excessif à l’arbitrage. Le patronat industriel conteste également le monopole de négociation donné aux syndicats et affirme préférer négocier avec les délégués ouvriers élus dans les entreprises, qui « connaissent certainement mieux que les dirigeants des syndicats la marche de l’entreprise, ses possibilités et ses difficultés » (L’Écho de l’industrie, 14 décembre 1935).
Le partenaire de coalition du Parti de la droite, le Parti radical-libéral, présidé par le directeur de l’Arbed, s’oppose au vote de la loi. Mettant en avant les désaccords au sein de la majorité gouvernementale, le Premier ministre, Joseph Bech, refuse de soumettre le projet au vote du parlement en décembre 1935. En réaction, les syndicats organisent le 12 janvier 1936 une grande manifestation pour exiger l’adoption de la loi. À la suite de cette démonstration de force syndicale, le parlement adopte une solution de compromis. Le projet de loi sur les conventions collectives est mis « en suspens », mais l’instance de conciliation qui y est prévue, le CNT, sera instaurée par arrêté grand-ducal le 23 janvier 1936. Les dispositions sur l’arbitrage en cas d’échec de la conciliation seront par contre écartées.
Les syndicats considèrent la création du CNT comme un acquis majeur, parce qu’il implique leur reconnaissance de fait mais aussi l’engagement de l’État dans la négociation collective. Seuls syndicats représentés au sein du CNT, le BMIAV et le LCGB deviennent les relais des revendications ouvrières.
L’instauration du CNT équivaut cependant aussi à un renoncement au libre exercice du droit de grève, puisque la saisie du CNT est obligatoire avant toute cessation du travail, sous peine d’amendes. Entrer en grève devient seulement possible après un constat formel de non-conciliation. Pierre Krier assume cette limitation du droit de grève : « Le CNT n’affecte d’aucune façon par exemple le droit de grève, mais il est mis fin aux ‘grèves sauvages’, contre lesquelles les syndicats se sont toujours battus. » (DP, 25 janvier 1936). Le LCGB, pour sa part, érige la « paix sociale » en but primordial des conventions collectives : « Le but ultime des conventions collectives, à savoir la véritable égalité sociale entre les parties du marché du travail et la garantie de la paix sociale, a été atteint. » (SF, 13 novembre 1936).
« Discipline syndicale »
Les mécanismes de conciliation et la capacité des syndicats à encadrer la conflictualité sociale sont mis à l’épreuve les 2 et 3 juillet 1936 à l’occasion d’un mouvement de grève dans les mines luxembourgeoises. Alors que ces grèves visaient initialement à soutenir une grève des mineurs lorrains en empêchant l’exportation de minerai luxembourgeois vers la France, elles acquièrent une dimension revendicative propre en faveur d’augmentations de salaire. Les militants du BMIAV et du LCGB s’évertuent à endiguer le mouvement de grève, en partie initié par des militants communistes. Le journal du BMIAV exhorte les mineurs à « soutenir le BMIAV et les représentants syndicaux au CNT et à faire preuve de discipline syndicale » (DP, 4 juillet 1936). Sous la pression de la mobilisation des mineurs qui font à nouveau grève le 14 juillet 1936, les employeurs finissent par accepter l’arbitrage proposé par le gouvernement et signent une convention collective pour les mineurs le 21 juillet 1936.
Par la suite, les dirigeants syndicaux expriment de manière récurrente leur méfiance vis-à-vis de l’action spontanée de la classe ouvrière. Le président du BMIAV Pierre Krier déclare ainsi dans une brochure commémorative parue en 1936 : « L’histoire nous a appris qu’en matière de lutte économique seul paye un travail persistant et tenace, et non pas des révolutions grandiloquentes ou des efforts spontanés. » Une vision hiérarchique de l’action syndicale s’affirme également : « Une discipline authentique et sincère [...] est la valeur suprême de la vie syndicale. » (DP, 16 janvier 1937).
Avec la constitution d’un gouvernement de large coalition en 1937 entre le Parti de la droite, le POL et le Parti radical-libéral, le dirigeant du BMIAV Pierre Krier devient ministre du Travail, tandis que le chef de file du courant catholique social du Parti de la droite, Pierre Dupong, remplace le libéral-conservateur Joseph Bech au poste de Premier ministre. À la fin des années 1930, le POL remplit « plus que jamais » une fonction de « pilier de l’État », comme l’écrit Ben Fayot dans son livre Sozialismus in Luxemburg.
Alors que les grèves de juillet 1936 ont été graduellement oubliées dans la mémoire collective du syndicalisme luxembourgeois, les syndicats en viennent à considérer la création du CNT et la participation gouvernementale du POL comme des étapes décisives de l’intégration de la classe ouvrière dans la nation.
La création du CNT fait de l’État un acteur des relations professionnelles, qui endosse une fonction de facilitateur et d’incitateur à la négociation collective. Alors que les syndicats avaient été incapables d’imposer la négociation collective dans la grande industrie, la création du CNT leur fournit de nouveaux moyens d’action institutionnels. La relation à l’État devient ainsi une ressource centrale pour le syndicalisme.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’Office national de la conciliation vient remplacer le CNT, mais sa composition et sa mission restent similaires. La centralité de la relation syndicats-État, la méfiance vis-à-vis de la conflictualité sociale non encadrée, une conception restrictive du droit de grève et l’organisation hiérarchisée des syndicats continuent à caractériser les relations professionnelles au Luxembourg jusqu’à aujourd’hui.