« L’histoire millénaire de la coexistence entre juifs et musulmans nous a appris que vivre ensemble est non seulement possible, mais un enrichissement réciproque », lit-on dans le communiqué envoyé le 16 octobre aux rédactions luxembourgeoises. Les membres de l’association Jewish Call for Peace, fondée en août 2021, s’y disent « dévastés, autant par les atrocités commises par le Hamas que par le feu de la vengeance que le gouvernement israélien a déchainé sur Gaza ». L’association veut porter « une autre voix juive » sur le conflit israélo-palestinien et lutter contre les préjugés antisémites. Son communiqué se conclut par une exhortation « à résister à la polarisation et aux sirènes du rejet de l’autre ». Aucun écho médiatique n’a été donné à cette prise de position. La présidente de Jewish Call for Peace, Martine Kleinberg, rechigne à en dévoiler le nombre de membres, qui serait insignifiant. Elle a reçu le Land lundi.
d’Land : Madame Kleinberg, à travers votre association, vous portez une voix qui détonne dans la logique du camp contre camp qui domine le débat public actuel.
Martine Kleinberg : C’est notre première prise de parole officielle, par voie de communiqué. Nous sommes une toute petite association en train de faire son nid. Il nous a paru impossible de ne pas prendre position. Le 7 octobre, j’ai été détruite. Détruite par la violence des actes perpétrés par le Hamas, détruite par les dommages causés au projet d’État palestinien, et détruite par la perspective de représailles massives. Ça m’a rendue physiquement malade d’imaginer ces familles en train de dormir et attaquées dans leur maison. C’est sidérant tant de violence. Est sidérante aussi l’approche médiatique avec un parti pris presque aveugle pour Israël, du moins les premières semaines. Peut-être par un réflexe d’identification avec les Israéliens, des Occidentaux comme nous. Parce qu’on voit des témoignages personnels au sujet de ces 1 200 victimes israéliennes. Tous plus émouvants les uns que les autres. Alors que du côté palestinien, ce sont des ruines, c’est une masse anonyme, ce sont des chiffres. Dans les médias mainstream, on a très peu de visages, de récits, de personnes, des Palestiniens qui racontent.
Avec votre association, vous demandez un cessez-le-feu.
Ça fait vraiment froid dans le dos d’entendre des gens comme vous et moi rejeter un cessez-le-feu. On parle de 10 000 morts. Et combien des 20 000 blessés survivront dans une région où le système de santé était déjà défaillant en raison du blocus de la Bande de Gaza depuis 2007 et des quatre guerres précédentes ? Gaza désormais privée d’eau potable et d’énergie par Israël. Les survivants seront handicapés à vie, vont souffrir ad vitam de cette guerre, connaître des troubles post-traumatiques. On se dit qu’on n’arrivera jamais à gérer les conséquences de cette violence. J’ai en tête l’image d’un homme qui tient son fils de onze ans dans ses bras. Ils pleurent la perte de tout le reste de leur famille dans le bombardement. Imaginez si ce gamin vit jusqu’à quinze ans et que, là, un gars lui tende un fusil : « Écoute, maintenant, c’est l’occasion de venger toute ta famille. » À Gaza ou dans le Sinaï égyptien (en cas d’expulsion), cet enfant n’a aucun espoir, ni d’État, ni d’études normales, ni d’accès à un psychologue qui l’aide à grandir malgré tout. Que va faire Israël face à ces jeunes qui vont vouloir à leur tour se venger ? Non seulement cette réponse militaire brutale d’Israël est amorale, mais elle est stupide pour sa propre sécurité à moyen et long terme.
Comment expliquez-vous cette difficulté à porter dans le débat public une position conciliant volonté de cesser le feu et de combattre le Hamas, tout en reconnaissant à Israël son droit à exister ?
Cette polarisation, elle date. Elle s’enkyste aujourd’hui parce qu’il y a le choc. Mais sommes-nous culturellement construits comme des alliés inconditionnels d’Israël ? En 2003, un sondage eurobaromètre faisait valoir que 59 pour cent des sondés dans l’UE voyaient en Israël une menace pour la paix, devant l’Iran, la Corée du Nord, les États-Unis et l’Irak. Le sondage avait été considéré comme antisémite en Israël. Je pense que si l’on exclut ce contexte de forte émotion, les gens sont plutôt sensibles au sort des Palestiniens. C’est un conflit colonial et les Palestiniens sont écrasés. En général, on a tendance à soutenir les plus faibles. Mais les gouvernements sont guidés par des considération géopolitiques, politiques ou historiques comme la culpabilité de la Shoah.
Vous n’avez pas obtenu d’écho à votre message prônant la paix. Est-ce qu’il faudrait absolument choisir un camp, Israël ou Palestine ?
Est-ce qu’un Juif qui critique Israël, c’est trop compliqué ici ? Les États-Unis regorgent d’associations juives américaines qui critiquent la politique israélienne envers les Palestiniens, la colonisation. Il faut dire qu’il est très difficile de sortir de la polarisation, de nombreuses associations de défense des droits des Palestiniens le font, mais personne ne veut l’entendre.
Certains slogans aux manifestations ou encore des actes d’intimidation diffusées sur les réseaux sociaux ne suscitent-ils pas une réelle peur chez les juifs ?
En Europe, beaucoup de juifs ou de juives ou d’autres personnes soucieuses de la sécurité de la communauté juive s’inquiètent d’une résurgence de l’antisémitisme. Et c’est un fait qu’à chaque guerre à Gaza, on a vu les actes antisémites augmenter dans les pays occidentaux. Cependant, certains, et notamment le gouvernement Netanyahou, nourrissent la peur, sans craindre le mensonge. Notre message s’adresse à tous, mais nous aimerions bien motiver plus de juifs du Luxembourg à nous rejoindre. Je connais des juifs qui ne soutiennent pas la politique israélienne d’occupation et de colonisation. Mais, ils n’osent pas forcément le dire. En France, le CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France) défend Israël, quoi que fassent ses gouvernements. Certains, notamment parmi les personnes venues de pays musulmans, pensent que tous les juifs soutiennent Israël, qui se présente comme l’État des juifs, où seul le peuple juif aurait droit à l’autodétermination. Donc faire la différence, ça devient difficile, surtout quand Israël a intérêt à la confusion. Il faut faire beaucoup de pédagogie pour déconstruire les préjugés et les mythes.
Voilà l’objet de votre association...
Au début, j’ai vraiment pris mon bâton de pèlerin, sollicité des gens que je connaissais ou qu’on m’avait indiquées : « Tiens, j’ai une voisine, elle est juive, elle me paraît être ouverte à ça, va la voir ». J’ai rencontré pas mal de gens qui étaient d’accord avec les principes. Puis on me dit : « Je sais qu’on te perçoit comme le diable dans la communauté juive. Pas moi, je comprends, c’est bien. Mais tu vois, je ne vais pas m’y associer.»
Vous avez présidé le Comité pour une paix juste au Proche-Orient (CPJPO) de 2016 à 2020 et maintenant vous conduisez cette initiative. Êtes-vous considérée comme une paria au sein de la communauté juive, notamment durant les périodes très polarisantes comme aujourd’hui ? Comment le vivez-vous ?
(Elle prend une respiration) C’est compliqué. Certaines personnes de ma famille ne me parlent plus. Déjà depuis quelques années. Disons que jusqu’à présent, j’ai toujours pu me rendre à la synagogue. Je ne suis pas religieuse, je ne suis pas croyante, mais ma mère est assez traditionaliste et donc il y a des moments forts de recueillement familial pour lesquels je tiens à l’y rejoindre. J’ai aussi toujours été très respectueuse. Je n’ai jamais parlé politique à la synagogue, ni donné de flyer du CPJPO ou maintenant de Jewish Call for Peace. Comme chez ma mère à des dîners où je sais que c’est plutôt très pro-israélien, je fais profil bas. Mais récemment il m’est arrivé ce truc.
Quoi donc ?
Par décence, je ne veux pas entrer dans les détails publiquement1. En bref, le jour de Kippour cette année, le 25 septembre, donc avant les attaques du 7 octobre en Israël, le service de sécurité de la synagogue à Luxembourg a voulu m’interdire d’entrer dans les lieux. À un moment particulièrement éprouvant (de cette journée de rituels, ndlr) quand on a perdu des très proches, la prière des morts. Au final, un membre du Consistoire est intervenu et j’ai pu assister au service religieux. Par après, j’ai rembobiné le fil ; la reconstitution des faits m’a permis de conclure que j’ai été clairement repérée par les trois messieurs de la sécurité. L’un d’entre eux a d’ailleurs fait des allusions que, sur le moment, je n’ai pas comprises : « Vous n’êtes pas membre de la communauté »; « Vous savez pourquoi on ne vous laisse pas rentrer ». J’ai une histoire vis-à-vis de cette synagogue. Mes parents s’y sont mariés dans les années 60. Le lustre qui pend au-dessus du rabbin, c’est mon arrière-grand-mère qui l’a offert. Ça m’a fait un choc2.
Votre sentiment d’exclusion de la communauté juive locale, ça date de quand ?
Pour moi, jusqu’à aujourd’hui ce n’était pas la communauté qui me marginalisait, mais des individus. C’est la première fois ici qu’il y a une autorité qui essaie de m’exclure. Jusqu’à présent, j’ai toujours pu parler avec les deux rabbins, des gens ouverts, même si on n’est pas forcément d’accord, des gens que j’apprécie beaucoup sur le plan intellectuel et moral. Personne ne traite l’autre de diable ou de quoi que ce soit. Il y a du respect.
Alors comment expliquez-vous cette marginalisation ?
Je pense que pour de nombreux juifs, le traumatisme de la Shoah fait qu’il faut se serrer les coudes. Une personne m’avait adressé le reproche une fois, non pas que ce que je disais était faux, mais elle jugeait que je ne devais pas critiquer Israël à l’extérieur de la communauté, surtout en tant que juive, parce que cela nourrissait l’antisémitisme. Et je dis bien « critiquer », parce que je n’ai jamais dit que j’étais antisioniste.
Ce n’est pas facile à entendre manifestement...
Ce sont-là les paradoxes de l’histoire. Ce qui a amené à la création d’un État hébreu en 1948, c’est l’assassinat de six millions de juifs en Europe. C’est une affaire intra européenne. Mais la création de l’État d’Israël avec l’expulsion des Palestiniens a créé un problème entre les juifs et les musulmans dans le monde. Les pays arabes ont instrumentalisé l’antisémitisme. Après, il faut déconstruire leurs préjugés. Et je sais qu’en Allemagne, c’est très dur, parce qu’il y a des jeunes, des Syriens par exemple, qui viennent aussi avec ce qu’on leur a appris à l’école. Et le problème de certaines approches de la lutte contre l’antisémitisme, c’est qu’elles sont purement castratrices. Du coup, vous avez des personnes qui vont dire : « Regardez, on n’arrive plus à dire ce qu’on pense sur Israël et Palestine. Parce que maintenant, si on dit ce qu’on pense, on est taxé d’antisémitisme, on doit réprimer notre liberté d’expression, à cause des juifs » Et là, on est en plein dans les stéréotypes antisémites sur les juifs qui ont de l’influence . Il faut déconstruire tout ça ...
Vous êtes agnostique, mais vous revendiquez votre culture juive ?
Je dis souvent que c’est un héritage, une transmission qui fait que même si on ne croit pas en Dieu et que même si on ne veut pas manger casher parce qu’on ne voit pas tellement le sens, on reste fidèle à cette histoire-là, fidèle à la dimension universelle du judaïsme des Lumières. Mes parents m’ont appris très jeune que nos ancêtres, et pas si loin que ça, ont risqué leur vie pour conserver leurs rites, leurs pratiques, leur judaïsme. Ce n’est quand même pas nous qui allons maintenant mettre ça par-dessus bord. Dans nos sociétés sécularisées, on est de moins en moins croyants ou pratiquants, mais on peut conserver cette fidélité-là. En plus, par rapport à Israël-Palestine, vu qu’Israël prétend mener ses politiques d’occupation, de colonisation et de guerre au nom des juifs du monde, que je le veuille ou non, ça me concerne.
Bio
Martine Kleinberg est née dans la région lyonnaise le 3 juin 1967, dans les heures qui ont précédé la Guerre des Six Jours. La Franco-Luxembourgeoise raconte que ses parents suivaient, anxieux, ce nouveau conflit au Proche-Orient depuis la chambre de la maternité. Sa famille a connu les camps de la mort. Sa mère est née en Palestine en 1945 (alors sous mandat britannique), les parents de celle-ci ayant quitté l’Europe pour fuir le nazisme. Ils sont revenus en 1947, à Bruxelles puis Luxembourg. Ils n’ont donc pas vécu sur place la création d’Israël, l’année suivante. Martine Kleinberg travaille dans la fonction publique. Elle est membre du Comité pour une paix juste au Proche-Orient , association qu’elle a présidée et qui organise (ce samedi encore) des manifestations pour demander un cessez-le-feu à Gaza.