Trois petits chapiteaux ont été dressés à côté de l’entrée de l’usine Ampacet, située entre l’autoroute de Dudelange et le terminal ferroviaire de Bettembourg, dans la zone industrielle « Wolser ». Un feu brûle dans un tonneau métallique, des châtaignes y sont grillées. Un piquet de grève, c’est toute une logistique. Cela commence par le générateur qui permet d’alimenter les radiateurs électriques et de recharger les laptops et les portables. Cela continue avec la nourriture et les boissons : Plusieurs machines à café tournent en parallèle, des croissants sont offerts, tout comme des Kleeschen en chocolat. À midi, on sert un plat du jour : du chili con carne le lundi, de la Bouneschlupp le mardi, barbecue le mercredi. Une animation culturelle est également assurée. Le rappeur luxembourgeois Dany Le Loup a improvisé un concert, lundi soir, déclamant : « C’est le chant des travailleurs, ceux qui construisent la nation ». L’OGBL imprime même un journal éphémère intitulé Le Gréviste. L’édition du 27 octobre note sur sa Une : « Les grévistes sont de plus en plus bien équipés devant l’usine ». Plus loin, on lit que « les militants OGBL créent l’ambiance Noël adaptée aux températures : sapin, vin chaud et cheminée pour faire chaud aux cœurs des grévistes ».
Ce mercredi matin, Rabah Bouaddou se tient sous la pluie glacée. Le délégué syndical (OGBL) a passé les deux derniers jours et nuits sur le piquet. Il concède que « ça va être dur » : « Nous sommes tous pères de famille, nous avons tous des frigos à remplir, des crédits à rembourser ». « Si ça dure une semaine, tant mieux. Mais s’il faut rester jusqu’à Noël, on va rester jusqu’à Noël », dit un autre gréviste (qui, comme la plupart, a requis l’anonymat, par crainte d’éventuelles représailles ultérieures). « S’il n’y a pas de foie gras à Noël, alors ce sera du pâté », lâche un autre. Faire grève, c’est un réel sacrifice financier. Chaque journée non-travaillé est une journée non-rémunérée. L’OGBL distribue 42 euros en « indemnités de grève », c’est le montant de « deux cotisations mensuelles par jour de grève » prévues par ses statuts. En parallèle, une « cagnotte de solidarité » a été lancée. Ce mercredi, elle avait déjà recueilli plus de 8 500 euros.
Le droit de grève est peu éprouvé au Luxembourg. La nouvelle Constitution ne le cite qu’en passant et de manière très peu emphatique : « La loi organise l’exercice du droit de grève », lit-on à l’article 28. À Dudelange, ses limites sont testées depuis lundi. Dès mardi, les avocats de la direction ont saisi la justice en référé pour obtenir l’expulsion des grévistes du terrain d’Ampacet et le libre accès à l’entreprise, a fait savoir l’OGBL dans un communiqué. Le syndicat accuse, à son tour, la direction d’avoir tenté de remplacer les grévistes par des intérims, ce qui constituerait une « infraction pénale ». (La direction d’Ampacet n’a pas donné suite aux demandes d’interview du Land.)
Mercredi matin, trois policiers arrivent devant l’usine. « On a dû se renseigner… Ce n’est pas quelque chose qu’on voit tous les jours », explique l’un d’eux aux secrétaires centraux et aux délégués de l’OGBL. D’un ton posé et poli, le policier énonce les règles du jeu que fixerait « la jurisprudence » : « Eux n’ont n’a pas le droit de faire appel à des intérims. Vous n’avez pas le droit de bloquer la voie publique. » « Streikrecht ass tiptop », ajoute le policier, mais on lui aurait rapporté une altercation sur le parking au petit matin. Un salarié non-gréviste aurait reçu « zwou, dräi op de Bak » et sa voiture aurait été endommagée. (Les personnes présentes au piquet démentent. Ils assurent qu’une telle agression n’aurait pas eu lieu.) Le Policier tente de tempérer : « Jusqu’ici, c’était très pacifique, on n’a pas dû intervenir. Si je vous en parle, c’est pour que vous puissiez le thématiser entre vous… » Son collègue intervient, adoptant un ton nettement plus sec : « On nous a rapporté que des gens consommaient de l’alcool sur le piquet ». Et d’appeler à la modération : « Les gens sont d’ores et déjà sur les nerfs ».
Le premier jour de grève, les militants de l’OGBL « contrôlaient » les camions entrant sur le site. Aux conducteurs se dirigeant vers Ampacet, on aurait expliqué qu’il n’y avait personne pour charger ou décharger les remorques, dit Stefan Osorio, secrétaire central adjoint de l’OGBL. « Mais on ne leur interdit pas d’entrer », précise-t-il. On aurait simplement recommandé aux routiers d’aller se reposer à l’aire de Berchem. Ce mercredi matin, les camions passaient de nouveau sans se faire accoster par les grévistes et leurs soutiens. Sur les quatre équipes de l’usine, trois font la grève tandis qu’une continue à travailler. Mercredi et jeudi matin, cinq ouvriers ont ainsi passé le piquet sous les huées. Un gréviste lâche : « C’est mon équipe en fait… » Il aurait tenté de convaincre ses collègues, mais ceux-ci « avaient leur opinion, et ils ne veulent pas la changer ». À ses côtés, un autre Ampacet formule des reproches plus amers : « Ils vont dire quoi à leurs enfants ? ‘Ce sont nos copains qui se sont battus pour l’avenir, mais pas nous… ?’ »
Pour ajouter aux tensions, parmi les briseurs de grève se trouvaient deux délégués du personnel encartés au LCGB. Contacté par le Land, le président du syndicat chrétien Patrick Dury se fend d’une courte réponse : « On n’a pas été contactés en amont par l’OGBL pour organiser quelque chose ensemble. On a donc laissé aux personnes sur place la liberté de décider s’ils veulent y participer ou non, ceci à titre individuel, no beschtem Wëssen a Gewëssen. »
Le 8 novembre, la direction d’Ampacet a déclaré la non-conciliation. Avec cette action inédite elle est entrée en terrain inconnu. Un patron peut-il unilatéralement abolir les avantages de ses salariés ? Ou ceux-ci peuvent-ils faire valoir leurs droits acquis ? À ces questions, il n’y a pas de réponse juridique tranchée. Quelques jours après avoir supprimé la convention, le management convoquait les soixante d’ouvriers, presque tous frontaliers lorrains et wallons, pour leur annoncer le nouveau régime. « On était payés juste au-dessus du salaire social minimum, et ce petit écart, ils nous l’enlèvent à présent », estime l’un d’eux. « On s’est fait voler », dit un autre. Le minimum, estime-t-il, ce serait de « récupérer les anciens acquis ». Leur congé d’ancienneté serait supprimé, la prime de nuit réduite. Mais c’est une autre disposition, d’apparence « anecdotique », qui a le plus courroucé les salariés : La fin des cadeaux pour la Saint-Nicolas que les enfants du personnel recevaient traditionnellement de l’entreprise. Les grévistes interrogés reviennent sans cesse à cette mesure symbolique qu’ils qualifient de « minable » et qu’ils ressentent comme humiliante.
Il est fréquent que les négociations sur le renouvellement d’une convention collective s’enlisent. Qu’un employeur saisisse l’Office national de conciliation, cela l’est déjà beaucoup moins. Qu’il décrète la non-conciliation, ce serait « du jamais-vu », estime-t-on dans la centrale syndicale. Par cet acte, les managers d’Ampacet ont non seulement résilié la convention, ils ont également levé la « Friddenspflicht ». C’est donc le patron qui a ouvert l’option de la grève, et non le syndicat. L’OGBL interprétait cette décision « unilatérale » comme une « déclaration de guerre à tous les salariés ». « Mir kënne net anescht wéi streiken », dit sa présidente, Nora Back. « Nous ne voulions pas cette grève, nous ne l’avons pas provoquée. »
Stefan Osorio a préparé mentalement les ouvriers ce lundi : « Je ne vous cache pas que cette lutte va être dure, et peut-être même longue ». « Le but ce n’est pas de rester ici jusqu’à Noël… Si demain un accord est trouvé, on signera direct », dit un des grévistes. En attendant, ils se relaient de lundi à dimanche, 24 heures sur 24, suivant leur rythme en travail posté, « pour ne pas s’essouffler et tenir dans la durée ». Selon l’OGBL, 88 pour cent de la cinquantaine d’ouvriers d’Ampacet auraient voté en faveur du débrayage (avec un taux de participation dépassant les 90 pour cent). Malgré son appareil relativement important, la gestion quotidienne de la grève constitue un sérieux effort la centrale syndicale. Ses permanents et sa présidente sont presque tous sur le pont, se rendant au piquet quelques heures par jour.
Afin d’assurer une présence 24/24, l’OGBL a également mobilisé les délégués d’autres secteurs que ce soit dans l’industrie ou le commerce. Un frontalier français travaillant à Grevenmacher a ainsi pris deux jours de congé pour venir soutenir les Ampacets à Dudelange. Mercredi, il est arrivé à trois heures du matin sur le piquet de grève. Un salarié de la commune de Dudelange profite de sa matinée libre pour exprimer sa solidarité devant les portes de l’usine, apportant de la viennoiserie. De nombreux conducteurs qui passent klaxonnent, certains lèvent le pouce, d’autres le poing. Durant les nuits, deux secrétaires centraux de l’OGBL sont présents pour surveiller le matériel sur place. Un petit camping-car Fiat a été loué pour permettre de se reposer.
Si l’OGBL jette toutes ces ressources dans la bataille, c’est que l’enjeu dépasse de loin la seule entreprise d’Ampacet. Nora Back craint le précédent : « Si cela fait école, tous les patrons pourront dire : ‘Easy, je vais dénoncer la convention collective’ ». L’OGBL aime à se vanter de n’avoir jamais perdu de grève. (Traditionnellement, le syndicat les annulait en dernière minute.) L’OGBL est désormais forcé à passer le test sur le terrain du privé qui ne lui est guère favorable. À l’inverse des précédentes grèves chez Cargolux ou dans les maisons de soins, ce ne sera pas l’État qui finira par (indirectement) payer l’ardoise. Chez Ampacet, le rapport de forces entre travail et capital n’est pas médié par la politique, mais s’établit directement dans et devant l’usine.
Le « syndicat n°1 » ne peut pas se permettre une défaite à Dudelange. Or, la grève survient à un moment délicat. Les élections sociales se tiennent en mars. Ce scrutin produit un effet anxiogène sur les syndicats, comparable à celui des législatives sur les partis politiques. En plus, l’OGBL vient de perdre ses relais au gouvernement. À l’Économie et au Travail, Nora Back ne traitera plus avec les socialistes Franz Fayot et Georges Engel, mais avec Lex Delles (DP) et Georges Mischo (CSV). Au bout de trois jours de grève, l’OGBL leur a envoyé une lettre demandant une entrevue officielle, ceci afin d’« expliquer » un dossier « d’envergure nationale » qui menacerait le « modèle luxembourgeois », explique Nora Back au Land. La présidente de l’OGBL estime que le gouvernement, mais également les organisations patronales devraient « être aussi indignés que nous ». Dans la dernière édition de L’Écho des entreprises, le directeur de la Fedil, René Winkin, s’offusquait de la grève de septembre chez Cargolux qui « entache la crédibilité de ceux qui veulent vendre une image de marque du pays comportant l’argument de la paix sociale ». Deux mois et demi plus tard, la grève est déclenchée par un employeur.
La semaine dernière, Dan Biancalana et Marc Baum ont commencé à faire monter la pression sur le gouvernement. Les deux députés ont posé chacun une question parlementaire à Mischo et Delles s’enquérant d’éventuelles aides publiques reçues par Ampacet et demandant une « évaluation » respectivement « une appréciation politique » de la résiliation de la convention collective. La gauche s’est rapidement mobilisée : Du député-maire de Dudelange au président du Parti communiste, en passant par les parlementaires Déi Lénk, de nombreux politiciens se sont affichés dès lundi aux côtés des Ampacets. (Les députés verts sont, eux, restés absents jusqu’ici.) Le même jour, le conseil communal de Dudelange adoptait une « résolution de solidarité » déposée par Déi Lénk, et ceci à l’unanimité, donc avec les voix du DP, du CSV et de l’ADR. Ce jeudi, la moitié des députés socialistes faisaient le pèlerinage au piquet de grève, signe de la nouvelle concorde entre l’OGBL de Nora Back et le LSAP de Taina Bofferding, qui revendiquent toutes les deux le titre de principale force d’opposition.
La stratégie de Ampacet reste ouverte à interprétation. Alors que l’OGBL demandait une augmentation des salaires de 2,5 pour cent, la dernière contre-offre patronale aurait été de 0,3 pour cent, dit le syndicat qui la considérait comme « dérisoire et insultante ». Stefan Osorio fustige un management local « autoritaire et arrogant », mais ne peut exclure que ce-dernier suive les directives de la maison-mère américaine. Ce jeudi matin, les grévistes ont approché la voiture du directeur général d’Ampacet Europe qui passait le piquet (ses bureaux se trouvent également dans la zone industrielle de Wolser). « Je voulais lui demander pourquoi on n’avait pas de nouvelles de la direction. Il ne m’a même pas tourné la tête. Comme si j’étais insignifiant… », relate un gréviste.
La firme du plastique figurait parmi les gagnants du Covid. « Our production planning was overloaded. We ran 24 hours a day, seven days a week », expliquait son directeur européen en mai 2022 à Merkur, la feuille de liaison de la Chambre de commerce. L’usine luxembourgeoise affichait un bénéfice de 3,7 millions d’euros l’année dernière. (2022 était une bonne année pour l’industrie européenne qui profitait de la reprise post-Covid tout en restant à l’abri de la concurrence asiatique.) Or, dans le chapitre « évolution prévisible de la société » du bilan annuel, on lit que les prévisions pour 2023 « sont en baisse par rapport au budget de plus de trente pour cent ». La direction aurait « identifié et activé plusieurs leviers » afin de limiter l’impact sur les coûts. Ces derniers mois, Ampacet a en effet mis une partie de ses salariés en chômage partiel.
Comme de nombreuses multinationales américaines, Ampacet a implanté son « headquarter » européen au Luxembourg dans les années 1990. (L’année dernière, un « gross profit » de 130 millions d’euros est passé par cette holding.) En 2012, Jeannot Krecké informe la presse que la société du plastique allait investir dans une ligne de production. (C’était le dernier projet industriel que le ministre de l’Économie annonçait avant sa démission.) Le Grand-Duché soignera la relation. En 2016, Ampacet s’est vu décerner le « Luxembourg-American Business Award » lors d’une soirée gala à New York en présence du Grand-Duc héritier et du Vice-Premier ministre. Quelques années plus tôt, Luxembourg for Business avait lancé une campagne : « Bienvenue au paradis. Seulement trois grèves en 25 ans, c’est rassurant ».