Devant le nouveau bâtiment de Post en face de la gare centrale, le quai 105 n’est pas un arrêt de bus comme les autres. Il n’y a qu’un poteau, pas d’écran d’affichage, pas d’abri, pas de publicité. Le panneau indique « Départ des bus scolaires ». Plus bas un écriteau renseigne : « Wanteraktioun 2023-2024 ». Sont affichés le trajet et l’horaire du bus. Il part tous jours de l’hiver à 18h55 pour amener les personnes qui cherche un abri jusqu’au Findel, Y est installé le centre d’hébergement d’urgence, abrégé en WAK. Depuis depuis l’hiver 2001, cette action humanitaire se focalise sur la prise en charge des besoins primaires des personnes en situation de sans-abrisme : accueil de jour, hébergement de nuit, repas, hygiène corporelle et soutien social. L’année dernière, les dates d’ouverture ont été élargies du 15 novembre au 15 avril, pour répondre aux demandes.
Ce lundi, à 18h45, un autocar Emile Weber stationne au quai, moteur tournant pour maintenir le chauffage. La température s’est adoucie après des jours et des nuits à se geler. Trois hommes sont déjà dans le bus. Assis sur un strapontin, appuyé sur son déambulateur rempli de sacs en plastique, l’un se tourne vers la vitre pour éviter mon éviter mon regard. Une grosse barbe blanche lui mange le visage. Il soupire bruyamment. Juste derrière lui, deux autres se serrent sur deux sièges. La conversation commence prudemment, dans un français chaotique. L’un est roumain, l’autre bulgare. Ils se connaissent depuis plusieurs années et font tous les soirs ce trajet ensemble. « C’est bien d’avoir un ami quand on vit des situations difficiles », sourit le second d’une bouche édentée. Il travaillait dans un restaurant qui a fermé lors du confinement : « Je ne gagne plus rien, heureusement qu’on trouve de l’aide. » Ils veulent arriver tôt au centre d’hébergement (qui ouvre à 19h) car « après les douches sont sales. Les gens ne sont pas respectueux, ils laissent beaucoup de désordre ». Quand je demande ce que cela leur fait d’aller à la WAK, ils me disent être reconnaissant d’avoir un lit au chaud et que les bénévoles sont gentils et compétents.
Quand le bus démarre, dix minutes plus tard, ne se trouvent que cinq passagers à bord. « Il y a parfois jusqu’à vingt ou 25 personnes. Mais beaucoup prennent le bus 29, sur la ligne de la ville », explique le chauffeur. Il constate le calme qui règne dans son véhicule, « c’est pas tous les jours aussi facile : certains soir, ça crie ». Une organisation particulière s’installe, comme déjà rodée : Une femme seule, imperméable tendu sous plusieurs couches de vêtements, profite de la place pour allonger sa jambe, visiblement blessée. Elle n’a pas envie de parler, s’excuse en haussant les épaules, mais nous fera un salut de la main à la descente du bus. Un homme s’assied tout devant, près du chauffeur. « Normalement, je loge à l’auberge de jeunesse. En hiver, je vais tous les soirs à la Wanteraktioun. Ça me fait économiser 33 euros chaque jour », calcule-t-il. Il s’offusque quand on lui pose des questions sur la vie à la rue : « Je ne suis pas à la rue, j’ai des choses à faire, je nourris mes enfants ! », débite-t-il en hachant les mots. À l’arrêt F. D. Roosevelt, un jeune couple bardé de sacs de courses monte dans le bus. Ce sont aussi des habitués aux dires du chauffeur. Ils me fuient du regard. Je ne vais pas insister car la WAK est un lieu de refuge pour les personnes qui y passent la nuit parce qu’elles n’ont pas d’autre endroit pour le faire. Elles n’ont pas besoin qu’on questionne leur vie et qu’on entre dans cette dernière sphère privée. Pas de nom, pas de photos où l’on pourrait reconnaître qui que ce soit : ce sera la règle.
Mardi soir, le « 29 » est bondé quand je monte à l’arrêt « Al Avenue ». La ligne dessert l’aéroport et Senningerberg en passant par Hamm et Cents. Les passagers sont très divers. Des gens qui rentrent du travail, ceux qui vont prendre l’avion, valise à roulettes coincées entre les jambes, un père et son fils qui parlent des devoirs, une dame âgée avec son caddie, un jeune avec un sac d’où émerge une raquette de tennis, plusieurs hommes seuls, avec des sacs. Des sacs de courses, des sacs de sport, des sacs à dos : le signe qui ne trompe pas, l’indice d’une vie sans toit et sans armoire que l’on trimbale à bout de bras.
Finalement, une douzaine d’hommes descendent du bus à l’arrêt Findel Business Centre. Ils marchent en direction du foyer, longeant le bâtiment de la Police dans une sorte de chenille silencieuse. Le chemin n’est pas fléché, parfois peu éclairé, mais chacun sait où il doit aller. Après moins de dix minutes de marche, on arrive sur le site. Voisin du centre de détention, les bâtiments sont entourés de grilles. D’un côté, les bénévoles et encadrants arrivent en voiture, de l’autre, deux files se forment : ceux qui sont inscrits et ceux qui ne le sont pas. L’inscription doit se faire chaque jour avant 16 h sur place, dans le bâtiment de coordination. C’est un moment propice à l’échange où les éducateurs et assistants sociaux proposent un accompagnement en fonction des besoins. Mais inscrit ou pas, personne ne reste devant la porte. Une petite trentaine d’hommes sont là pour l’ouverture des portes à 19 h. Beaucoup de langues se mélangent : du français mâtiné de divers accents, du luxembourgeois, du portugais, de l’arabe, des idiomes africaines… Nous voyons deux femmes, dont une doit avoir à peine vingt ans. Les dos se tournent pour éviter la conversation, les regards vers le sol. Je resterai à l’écart.
La file avance au gré des entrées, contrôlées. D’autres personnes arrivent par petits groupes, à raison d’un bus toutes les dix ou quinze minutes. La suite du parcours, nous n’avons pas pu la couvrir en accompagnant les bénéficiaires. Il y deux semaines, les responsables de Dräieck, l’asbl qui assure la gestion de la WAK en rassemblant Caritas, Croix-Rouge et Inter-Actions, n’avaient pas pu satisfaire ma demande initiale de rencontrer des personnes qui passent la nuit ici, plaidant la discrétion et le respect de la vie privée. Sa directrice, Cyrielle Chibaeff et Catia Gomes coordinatrice de terrain nous avaient fait visiter les lieux vides, à l’heure où, entre foyer de jour et foyer de nuit, personne n’y vient. Elles détaillent le déroulement : « À l’accueil, on vérifie les inscriptions et on fait entrer les gens le plus vite possible pour qu’ils soient au chaud et puissent aller manger. Chacun reçoit un bracelet en papier et se voit attribuer un lit et un casier qui ferme à clé. » Chacun reçoit aussi une serviette et des produits d’hygiène, shampoing, rasoir, brosse à dent et dentifrice. 250 lits sont disponibles, organisés en plusieurs dortoirs, dont un est réservé aux femmes. Elles représentent autour de sept pour cent des bénéficiaires. L’attribution des lits se fait en fonction des connaissances des cas, de la vulnérabilité, des problèmes physiques éventuels (les lits sont superposés, les moins valides ne vont par grimper sur ceux du haut). Si des personnes viennent avec un animal de compagnie, une cage est installée à côté de leur lit. « Il y a régulièrement des chiens, parfois des chats. Nous avons même eu un lapin », raconte Catia Gomes.
Le midi, soupe et plat chaud sont offerts, avec toujours une option végétarienne et jamais de porc. Le soir, le potage est accompagné de sandwichs. Là aussi, les propositions tiennent compte des régimes spécifiques avec des petits pains aux crudités, au fromage, avec de la « charcuterie » hallal, du poulet ou du « jambon » de dinde. Les repas sont fabriqués à l’extérieur par un fournisseur (Dussmann) et servis par des bénévoles. Chaque saison, une centaine de volontaires sont recrutés, à raison de quatre personnes à chaque service, matin, midi et soir. Le rapport d’activité de l’année dernière fait état de 5 400 heures de bénévolat, « impossible d’envisager nos missions sans eux », insiste Cyrielle Chibaeff. Outre les bénévoles, des agents de sécurité veillent. Ce sont souvent les mêmes d’année en année. « C’est un travail différent que la sécurité dans une banque ou à un concert. Il faut savoir communiquer et écouter pour limiter les tensions de manière préventive, surtout plus tard dans la soirée quand certaines personnes apparaissent alcoolisées », explique un agent. Il ne refuse pas l’accès aux personnes éméchées « du moment que les règles sont respectées : pas d’armes, pas de cris, pas de bagarre ».
Des professionnels socio-éducatifs encadrent aussi les bénéficiaires, la journée, le soir et le matin. Ils proposent un suivi social direct ou une orientation vers des services spécialisés. Des activités ludiques et pédagogiques sont aussi organisées. « C’est surtout la journée que cet encadrement est important, mais certains bénéficiaires ne viennent que le soir », précise la directrice de Dräieck. Les gens sont confrontés à des obstacles bureaucratiques difficiles à surmonter, même avec l’aide d’assistantes sociales. Mais ce qui leur manque avant tout, ce sont les occupations communes. « Ce sont ces activités qui aident à lutter contre l’isolement social et à sortir du cercle vicieux », complète Catia Gomes. Elle ajoute que parfois une simple écoute, ça aide beaucoup. « Être une oreille attentive et bienveillante, c’est notre travail. » La WAK offre aussi un vestiaire pour faire face aux urgences liées aux frimas. Ponctuellement, des permanences médicales et infirmières peuvent aussi être sollicitées.
L’année dernière, plus de 1 500 personnes ont été hébergées à la WAK sur les 150 nuits d’ouverture. Soit une moyenne de 180 personnes chaque nuit « avec un pic de 219 personnes hébergées le soir du 26 février 2023 », précise Cyrielle Chibaef. 15 249 repas de midi ont été distribués. La directrice se refuse à dresser des profils des bénéficiaires car « il y a autant de parcours que de personnes différentes. Ce sont des gens en précarité, qui peuvent éprouver des difficultés financières ou qui souffrent de maladies mentales, physiques ou psychiques. Il ne faut pas considérer les sans-abri comme un groupe homogène. » Certains reviennent tous les ans et tous les jours. D’autres ne se présentent que quand il gèle. Les travailleurs sociaux s’efforcent de construire une relation de confiance pour aider les bénéficiaires en apprenant à les connaître. Les personnes qui déjeunent ne sont pas forcément les mêmes que ceux qui dorment, expliquent aussi les responsables. Certains se battent pour garder un logement, mais ne peuvent pas financer leur alimentation au quotidien. Beaucoup de personnes présentes travaillent, avec des contrats précaires, temporaires, voire pas de contrats, pas de quoi payer un loyer, même dans une chambre meublée. Il y a aussi ceux qui ne viennent pas. Plusieurs personnes interrogées dans la rue ne veulent pas entendre parler du foyer. L’intimité est l’une des raisons pour refuser cet abri. « Je ne veux pas dormir avec des gens », nous dit l’un qui préfère « son coin ». « Il y a trop de bruit, des personnes qui boivent et font du tapage. Je suis sérieux, moi, je ne bois pas », explique un autre.
Les chiffres de la saison passée indiquent que les catégories des 26 à 45 ans et des 46 à 65 ans sont le plus représentées dans le volume total des nuitées enregistrées. Les mineurs non accompagnés sont réorientés vers la structure Péitrusshaus de la Fondation Solina, ou vers une structure d’hébergement de l’ONA. « Notre centre n’est pas adapté pour accueillir des enfants. Nous nous efforçons de réduire le temps de séjour des familles en trouvant une autre solution », garantit la coordinatrice. Quinze nuitées de mineurs ont été comptabilisées l’année passée. Pour compléter le tableau, on notera que seuls neuf pour cent des personnes fréquentant le foyer de nuit étaient de nationalité luxembourgeoise. 48 pour cent proviennent d’un autre pays de l’Union Européenne et 43 pour cent d’un pays tiers. Selon les responsables, il est trop tôt pour observer une véritable hausse liée au durcissement des règles d’accueil des hommes seuls, demandeurs de protection internationale.
C’est aussi trop tôt pour mesurer l’effet concret qu’aura l’interdiction de mendicité qui entre en application ce vendredi (lire en page 6). Si la mesure cible la mendicité en bandes organisées, comme le martèle la bourgmestre Lydie Polfer (DP), elle s’inscrit dans une politique plus répressive, une des priorités du nouveau gouvernement CSV-DP. Le déguerpissement plus strict de « fauteurs de trouble » sur la place publique (Platzverweis) ou la mise en place d’une police municipale en sont les avatars. L’opposition socialiste dénonce par voie de communiqué une politique qui « en punissant une personne qui doit vivre dans la rue et mendier en raison d’un coup du sort personnel, on accepte la stigmatisation de la pauvreté ». « Die neue CSV-DP Regierung zeigt ihr eiskaltes Gesicht einerrepressiven Politik, die auf dem Rücken der Schwächsten unserer Gesellschaft ausgetragen wird », emboîtent Déi Gréng. « La pauvreté est devenue beaucoup plus visible. Mais cela nuit à l’image du pays », résume Alexandra Oxacelay, directrice de la Stëmm vun der Stroos, citée dans Le Quotidien. Le PIB par habitant du Luxembourg est un des plus élevés au monde. Mais 17,5 pour cent de la population y vit dans le risque de pauvreté, Il est impossible de détourner le regard et de ne pas répondre à l’urgence.