« Artiste de la Terre » profondément ancré dans les traditions artisanales de son pays natal, la Roumanie, Mircea Cantor a fondé une œuvre entièrement tendue vers le ciel. En témoigne l’étrange avion ficelé à un hameçon doré qui est entreposé dans le préau de l’ancienne école Prouvé de Vantoux, point de départ hybride et indéterminé de l’exposition monographique que la galerie Nathan Chiche consacre au lauréat du Prix Marcel Duchamp en 2011. Confectionné à partir de barils de pétrole récupérés, l’improbable Fishing Fly (2011), sculpture aux dimensions éloquentes (400 x 350 x 146cm), métaphorise un grand rêve humain contrarié dans son espoir, dans son envol, dans son élan, tel Icare se brulant les ailes en s’approchant du soleil. Terrible renversement, en effet, que celui réservé à cet avion de ligne, échoué sur les flancs à ras du sol, devenu captif d’une ligne de canne à pêche. De là, chez Cantor, le ciel comme utopie, espace et langage universels, amer irréductible de l’humanité, mais en prise avec les forces négatives qui gouvernent notre monde…
Oiseaux, anges et avions peuplent l’œuvre de Mircea Cantor. Le plasticien s’en explique : « J’ai découvert le vol dans mon enfance dans le conte sur l’oiseau Maïastra, cet oiseau magique qui a inspiré Brâncusi. Il m’a ensuite hanté à travers les figures d’Aurel Vlaicu et Trajan Vuia, pionniers de l’aviation, contemporains des frères Wright et de Blériot. Et bien sûr Henri Coanda avec son moteur à réaction, sans lequel nos avions ne voleraient pas aujourd’hui ! Ensuite, ce vol figé de toutes ces créatures aux couleurs d’un autre monde, qui peuplent les monastères de Bucovine : ces anges, ces séraphins à six ailes, ces chérubins couverts d’yeux hiératiques ». L’écrin légué par l’architecte Jean Prouvé se prête bien à accueillir diverses manifestations de l’innocence. Comme la galerie l’avait fait pour son exposition inaugurale dédiée à Jean-Pierre Raynaud, dont les funestes vanités étaient rehaussées de couleurs primaires liées à l’enfance, les œuvres de Cantor dialoguent, elles-aussi, avec la nature pédagogique du lieu. Ainsi l’artiste roumain s’est-il amusé à revenir au premier âge de la vie : Il a déposé, sur un banc d’écolier, un atlas qui lui appartenait lorsqu’il faisait ses classes dans la Roumanie soviétique de Ceausescu, au début des années 1980. Dans une même veine enfantine, il a calligraphié à l’encre de Chine un très bel alphabet, où chaque lettre est associée à une image et à un terme roumain (Alphabet, 2023). Un arc en ciel a été peint sur la grande baie vitrée de la classe où repose la plupart des œuvres exposées. À y regarder de près, chaque maillon composant cet arc-en-ciel a été réalisé à partir des empreintes de l’artiste. On découvre ainsi, sous l’aspect lumineux et coloré de l’œuvre, une prise de position politique du plasticien roumain. Lequel déplore la façon dont le corps et l’intime sont aujourd’hui investis par les nouvelles technologies au profit du pouvoir des États : passeport biométrique, recherche ADN, etc. Autant d’incursions dans la vie qui caractérisent l’entrée dans l’ère de la « biopolitique », telle que l’a définie Michel Foucault au terme de Surveiller et punir (1975). L’emploi direct de la main répond, ici, à la prise d’empreintes à laquelle l’artiste a été contraint de se soumettre sur le sol américain. D’où le fait que cet arc en ciel ressemble à des fils barbelés, à un dispositif d’enfermement. Comme souvent dans le cas de Cantor, l’œuvre est équivoque, ricoche en deux sens contraires, conformément à la mystérieuse ontologie du monde.
Cet attrait des hauteurs est perceptible à la façon dont Cantor explore le moindre recoin de l’école Prouvé, à commencer par cette partie souvent oubliée au sein d’une galerie : le plafond. Là, on y lit « Ciel variable », inscription produite à l’aide d’un procédé qui occupe Cantor depuis ses débuts, celui de la suie de bougie, qu’il développe plus amplement dans d’autres œuvres. Ce choix technique est, elle aussi, pleinement équivoque puisque, si la source productrice est lumineuse, le résultat obtenu relève de la combustion et crée un profond effet de noirceur. Ce procédé peut s’entendre d’ailleurs comme une métaphore du dérèglement climatique, où l’excès de consommation énergétique nous conduit à une consumation planétaire. Le papier blanc servant de support est en grande partie noirci. Aux petits planisphères exposés dans l’atlas d’écolier de l’artiste fait face une immense carte du monde obtenue au seul moyen de la combustion (The World Belongs to Those Who Set it on Fire, 2016). Il s’agit bien là de l’autre clou de l’exposition, à côté de l’avion-mouche rencontré en début de parcours. On y décèle le coup de crayon préalable ayant circonscrit les continents, avant d’être recouverts de suie. Impression de contempler un monde cancéreux, en proie à une brûlure généralisée, tout cela restitué avec une technique d’une grande finesse, où tout n’aura été qu’effleuré par le feu, l’une des matières de prédilection de l’artiste. Un sentiment étrange se diffuse alors, celui d’assister au déclin d’un monde. Ce que vient conforter une vidéo consistant en une boucle sans fin dans laquelle un petit garçon déclare, amusé, avoir décidé de ne pas sauver le monde (I Decided not to Save the World, 2011). À hauteur de plafond se trouve aussi bien un échantillon de la série Airplanes and Angels, qui atteste du savoir-faire artisanal roumain, en l’occurrence la tapisserie de Maramures. Le camouflage apparent de cette tapisserie nous rappelle la proximité de l’humain avec la nature, son principal modèle d’inspiration. Ainsi l’œuvre de Cantor est-elle intensément dialectique : du vol et des éléments terrestres, du tactile et de l’intacte, de l’émerveillement enfantin et de la bio-politique. Tout y est.