Le travail de l’artiste luxembourgeois, Marc Henri Reckinger est présenté dans une exposition en trois volets au Musée national d’nistoire et d’art (MNAHA), et dans les deux centres d’art de Dudelange, ville où il a vécu jusqu’à son décès, l’année dernière, peu après s’être vu décerné le Lëtzebuerger Konschtpräis. Formé à Bruxelles, Vienne et Paris, Reckinger fait figure de pionnier sur la scène artistique luxembourgeoise. Fin des années 1960, ce professeur d’éducation artistique cofonde les deux principaux mouvements artistiques contestataires : la Konsdrëffer Scheier, puis en 1968, la Arbeitsgruppe Kunst, plus tard nommée Initiative 69. L’exposition monographique met en lumière le talent artistique de Reckinger, mais aussi son engagement pour des causes politiques, sociales et écologiques. Il s’agit d’un univers singulier créé par un homme qui s’est confronté à la réalité en tant que citoyen et artiste.
Une dizaine de jours après la réélection de Trump, les tableaux de Reckinger, qui, formellement figuratifs, témoignent d’un réalisme plutôt naïf, parfois à la limite du Pop-Art, entrent forcément en résonance avec l’actualité. Avec Money First (2023), l’artiste offre une caricature des gens de pouvoir : On reconnaît Trump, assez hideux, Macron, au nez aquilin, Poutine blasé ou Lagarde au regard déterminé. La tête de mort au centre, la bourse collée au front et le virus autour du cou, des bombes ; le message est plutôt simple et direct. Le peintre se serait sans doute révolté aujourd’hui, en tous cas ses derniers tableaux prouvent son opposition constante au monde capitaliste, selon lui mortifère.
Dans notre réalité immédiate, Trump est devenu un accélérateur d’intrigues. La politique a été transformée en télé-réalité discréditée. Le turn-over des épisodes démontre à chaque fois plus précisément l’impuissance manifeste de la politique, sensée être solutionnaire et réfléchie voire visionnaire. C’est pourquoi les portraits caricaturaux réalisés par Marc Henri Reckinger soulignent cette classe politique issue de cet univers de plot twists et de la vulgarité de la pensée binaire, qui norme désormais notre fonctionnement cognitif. Les peintures réalistes aussi bien que les recherches néocubistes amorcent la déconstruction de l’état que constate Reckinger – ce corpus illustre aussi le monde du spectacle, dont parlait Guy Debord, une mise en scène non seulement liée à la consommation mais aussi à la politique elle-même.
Reckinger a été professeur en arts plastiques, un Zeecheprof. Pas n’importe lequel, pas celui qui initie ses élèves uniquement au dessin de perspectives, mais aussi celui qui les initient aux regards politiques, aux valeurs démocratiques, à l’égalité. Des engagements non sans répercussions pour cet homme.
L’œuvre de Marc Henri Reckinger mêle ses réflexions personnelles, sur le temps qui passe, sur l’identité, à des réflexions philosophiques et des recherches esthétiques, des expérimentations néo-cubistes, mais aussi des préoccupations contemporaines sur le monde dans sa complexité et sur le petit monde de l’art au Luxembourg. Tout cela est exprimé à travers des peintures et des sculptures. Ainsi, il se met en scène au milieu d’une manifestation, un pinceau dans le dos – peut-être au moment de l’attaque sur Charlie Hebdo. Il place aussi sur une toile monumentale qu’il nomme Salle d’Attente (2014), des personnalités historiques comme Thomas Müntzer, Karl Marx, Friedrich Engels, Che Guevara, Louise Michel, Rosa Luxemburg, Léon Trotski, Antonio Gramsci ou encore Walter Benjamin. À travers cette toile, le peintre réfléchit l’état de transition dans lequel il voit le monde, à travers ses maîtres à penser.
Tous les tableaux, peints à l’huile et, plus tard, surtout à l’acrylique, démontrent l’aisance de Reckinger pour le portrait et la caricature. Même ses toiles les plus locales, celles représentant un monde et des personnages à la limite du grotesque, on se doute qu’il mette en lumière le ridicule de ceux et de celles qui règlent sur le petit microcosme de l’art au Luxembourg. Ces grandes toiles plutôt colorées sont plutôt drôles. Marc Henri Reckinger s’était engagé lui-même à décentraliser l’art depuis Luxembourg-ville, les galeries et les musées vers un lieu moins apprêté, s’installant avec d’autres artistes (dont Berthe Lutgen, récipiendaire du Lëtzebuerger Konschtpräis en 2022) dans une grange de Consdorf, un lieu moins symbolique de la centralisation et du statut social que représente souvent l’art contemporain dans notre société.
Reckinger s’est engagé politiquement aussi, à gauche de la gauche. « Pour moi, la politique et l’art ne sont pas tellement séparés », disait-il, en ajoutant qu’il « faut davantage d’utopie ! » Cet artiste-professeur avait comme références intellectuelles le marxisme, le trotskisme et une forme de société de la décélération, plus juste.
Sur le tard, il s’est beaucoup observé lui-même aussi en peignant des autoportraits : un vieux barbu un peu triste qui semble attendre. Qui était-il devenu dans le Luxembourg clinquant du space mining. À travers ses dernières toiles, on voit clairement une profonde mélancolie de l’âge, mais aussi une inquiétude face à ceux qui restent, les jeunes générations, dans un environnement inquiétant.
L’exposition en trois volets est celle d’un artiste couillu, assez rare dans le contexte national, encore aujourd’hui. Qui prend sa révèle aujourd’hui ? On peut se poser la question de la nécessité d’un art qui est le reflet ou l’écho de la réalité politique directe, de l’actualité. On peut se poser aussi se demander, en déambulant dans les salles des expositions, si ce peintre qu’était Marc Henri Reckinger était à propos dans ses représentations de notre époque – frappantes, voyantes, presque comme autant d’affiches. Est-ce nécessaire, dans l’art – mais où d’autre, si ce n’est pas dans l’art ? On peut s’interroger sur la beauté ou l’utilité. La réponse dépendra de ce que nous considérons comme nécessité dans l’art et dans son incarnation que sont les artistes. Exposer des artistes nationaux, ici, dans les institutions majeures, au même titre que les artistes internationaux, est absolument nécessaire. Leur accorder des prix l’est aussi.
Marc Henri Reckinger est un artiste indispensable pour comprendre le développement de notre pays, de la société contextualisée dans un système capitaliste qui semble s’essouffler aujourd’hui, mais aussi pour comprendre où nous nous situons ici avec l’art contemporain. Ruud Priem et Marlène Kreins sont les commissaires de l’expositions, avec les recherches biographiques et historiques de Régis Moes. L’exposition est encore visible dans son ensemble jusqu’au 16 mars 2025 est parfaitement encadrée d’un point de vue graphique et scénographique par le Studio Polenta, tout comme le catalogue.