Andrzej Rzeplinski, président de la Cour constitutionnelle polonaise, a été un résistant de la première heure. En 2016, il ne veut pas intégrer trois juges nommés par le gouvernement polonais au mépris des procédures de nomination. Il refuse aussi d’appliquer une nouvelle loi prévoyant un vote au deux tiers et non plus à la moitié des membres de la juridiction pour décider de la constitutionnalité des lois. Acte de défiance. Combat perdu. Rzeplinski a fini son mandat. Sa juridiction est maintenant totalement soumise au gouvernement et à la Diète polonaise contrôlés par le parti Droit et Justice de Jaroslaw Kaczynski.
Malgorzata Gersdorf est présidente de la Cour suprême. Figure de proue du mouvement de résistance des magistrats démocrates en Pologne. Elle a assisté, sceptique, à la grosse colère sans effet pratique de la Commission européenne. Celle-ci brandissait une disposition du Traité de l’UE prévue en cas de violation de la règle de droit dans un État membre. Cette initiative n’avait aucune chance d’aboutir. La Hongrie allait bloquer toute décision. La Cour constitutionnelle en a fait les frais.
Finalement, la Commission se réveille. Elle attaque la Pologne devant la Cour de justice européenne. Le but est de faire déclarer contraire au Traité de l’UE une autre loi polonaise abaissent l’âge de la retraite des juges de la Cour suprême, de 70 à 65 ans, avec effet immédiat. En décembre 2018, la Cour de justice prend des mesures provisoires, enjoint la Pologne d’en suspendre immédiatement l’application et de réintégrer les juges. La présidente Gersdorf réagit vite. La décision de Luxembourg
s’adresse à la Pologne, donc à l’État. La Cour suprême en est un organe, donc elle rappelle tous les juges qui avaient dû partir. Vingt-deux d’entre eux répondent à l’appel et occupent à nouveau leur bureau. La présidente Gersdorf dit que la loi, même si elle la visait, ne la concernait pas. La durée de son mandat est inscrit dans la constitution polonaise et son départ n’est prévu qu’en avril 2020. Le 24 juin 2019, la Cour condamne la Pologne. Elle modifiera sa loi.
Mais un autre texte prévoyait l’abaissement de l’âge de la retraite pour les juges de toutes les autres juridictions du pays. La Commission de Bruxelles intente un nouveau procès à la Pologne, qui fait marche arrière. En cours de procédure, elle abroge sa loi. Victoire historique, disent les démocrates polonais. La Commission a retenu la leçon. En 2012, elle avait attaqué la Hongrie devant la Cour pour la même raison. Manque de courage politique ? Il s’agissait d’une affaire purement technique, une simple infraction à la directive européenne garantissant le principe de la non-discrimination fondée sur l’âge.
Puis en 2019, c’est le cœur du système judiciaire qui est touché. Une loi prévoit des sanctions à l’encontre des magistrats du pays. Une chambre disciplinaire au sein de la Cour suprême est créée à cet effet. Peuvent faire l’objet de mesures disciplinaires les juges dont les décisions seraient « irrespectueuses de la loi », comme le dit le texte, ceux qui posent des questions préjudicielles d’interprétation du droit communautaire à la Cour de Luxembourg, ceux qui critiqueraient la nomination d’un juge, quel qu’il soit, nommé par le Conseil de la magistrature, désormais un organe contrôle par le Parti. La commission entame un troisième procès pour violation du Traité de l’UE. Il est en cours.
La Cour suprême de Malgorzata Gersdorf n’avait pas attendu ce dernier recours de la Commission contre la Pologne. Par le biais d’une question préjudicielle, elle avait demandé à la Cour de Justice si la chambre disciplinaire pouvait être considérée comme étant une juridiction indépendante au sens du droit de l’Union et de la Charte des droits fondamentaux. Le 19 novembre 2019, la Cour de Luxembourg lui répond qu’un tribunal n’est ni indépendant ni impartial si, dans l’esprit du justiciable, « il peut engendrer des doutes légitimes (…) quant à l’imperméabilité de cette instance à l’égard d’éléments extérieurs ».
Le 5 décembre, la Cour suprême applique l’arrêt de la Cour et interdit à la chambre disciplinaire de statuer. Mais celle-ci résiste. Ses membres estiment avoir été nommés légalement par le président de la République. Le gouvernement propose alors une nouvelle loi, encore plus rigoureuse, estiment les magistrats démocrates qui l’appellent la loi « muselière ». Elle est prête pour être signée par le président Duda. Une des raisons d’ailleurs pour laquelle a eu lieu ce mois-ci une grande manifestation dans les rues de Varsovie, dite des mille toges. La semaine dernière, la Commission européenne est retournée devant la Cour de Justice pour obtenir qu’elle prenne une nouvelle fois des mesures rapides pour préserver l’indépendance de la magistrature.
La cour suprême, mais aussi la Cour suprême administrative, la cour d’Appel de Cracovie, le tribunal régional de Lodz, de Varsovie et de Gorzow Wielkopolski, à la frontière allemande, poursuivent leurs actions. Ils ont envoyé plus d’une vingtaine de dossiers à la Cour de justice de Luxembourg. Un juge conteste une disposition qui est à la base de sa condamnation – un magistrat a été poursuivi pour avoir voulu poser une question de droit européen à la Cour de justice – la juridiction interrompt le cours du procès pour demander à Luxembourg si les dispositions incriminées sont contraires ou non au traité de l’UE. Si la cour décide qu’elles le sont, elles sont inapplicables sur le sol polonais. Une autre manière de résister.
Parmi les résistants, on peut aussi citer Katarzyna Gembalczyk, procureure au Parquet de Varsovie. Lors de la manifestation, elle est arrêtée et poursuivie au pénal pour avoir porté sa toge. Elle explique qu’elle a juste rempli son obligation de faire respecter l’État de droit. Dans cette manifestation, il y avait aussi des magistrats d’autre pays, des Roumains. La Roumanie : autre lieu, autre contexte, autres législations mais même combat des juges nationaux pour leur indépendance. Ils utilisent la même tactique de recours à la justice européenne. Mais ceci est une autre histoire.