Chroniques de la Cour

Le Tribunal joue trouble

d'Lëtzebuerger Land du 17.01.2020

Dans le fond, qui s’adresse au Tribunal européen ? De quoi est fait son contentieux ? Les statistiques judiciaires annuelles pour 2019 sont très attendues, surtout parce que  le Tribunal est maintenant opérationnel dans sa nouvelle version. D’habitude elles sont publiées au mois de février ou de mars. En attendant, un coup d’œil sur les affaires introduites en 2019 donne une idée de la nature des procès. La première qui lui avait été envoyée l’année dernière concerne l’anonymisation du nom de l’auteur d’une demande d’accès aux documents. La dernière, l’enregistrement d’une marque européenne par la propriétaire d’un centre de fitness à Munich. Et entre les deux ?

Un œil averti repère tout de suite les erreurs d’aiguillage, des dossiers envoyés au Tribunal alors que celui-ci n’est absolument pas compétent. Des recours contre la Cour suprême polonaise, le Tribunal constitutionnel espagnol, la Commission électorale britannique ou la Caisse d’allocation familiale des Vosges. Ces affaires sont enregistrées par le greffe comme n’importe quelle autre et atterrissent sur le bureau d’un juge. Pour certains, une simple lettre du greffe suffirait

pour expliquer qu’il y a erreur. Perte de temps et d’argent pour le client et son avocat. Anecdotique, mais significatif. Pendant longtemps, la Cour a longtemps communiqué sur l’appartenance du Tribunal au « citoyen », alors qu’il est réservé aux seules personnes physiques ou morales qui ont en main une lettre d’une institution européenne adressée à elles individuellement et qu’elles peuvent ainsi contester. D’où le malentendu.

Ce qui frappe aussi, c’est le nombre impressionnant d’affaires EUIPO comme les appellent les spécialistes,  à vue de nez, près de 250. Elles viennent de l’Office pour la protection intellectuelle, sis à Alicante,qui enregistre les marques, dessins et modèles à l’échelle européenne et en gère les contestations. Un contentieux de masse, une jurisprudence bien établie, des affaires faciles  en quelque sorte, avait dit en son temps le Président du Tribunal Marc Jaeger qui voulait qu’un tribunal spécialisé, composé de quelques juges, s’en charge. On connait la suite. La Cour a préféré la solution d’un Tribunal à 56 juges. Ces affaires peuvent être à haute valeur médiatique. Dans sa communication, la Cour choisit, à titre d’exemple, le refus de la marque « Beatle » pour des fauteuils roulants, de « Viaguara » pour des boissons énergisantes et l’octroi de la marque « Monaco » à une entreprise, malgré l’opposition de la Principauté. En 2019, a été introduite une affaire qui fait partie de celles qui peuvent vite devenir politiques tant est importante la charge émotionnelle des habitants du pays concerné. Elle concerne l’action de  la Fondation pour la protection du fromage de Chypre Halloumi contre l’Office. 

Encore un coup d’œil sur les affaires et l’on y voit des noms connus : Mubarak, Makhlouf, Yanukovych, Azarov, PKK ou le Front Polisario. Des personnes physiques ou des entités qui font l’objet de sanctions européennes. Ces affaires sont souvent sans fin, explique un juriste. Chaque année, et à date fixe, le Conseil de l’UE doit reconduire la liste du gel de leurs avoirs financiers. Lorsque le Tribunal a statué sur la liste adoptée une année, la suivante est déjà adoptée qui leur faut alors contester. Et ainsi de suite. Le contentieux 2019 comporte aussi son lot de fonctionnaires européens en guerre avec leur employeur, une des institutions ou organes de l’UE. Jusqu’en 2015, c’était un tribunal spécialisé qui s’en occupait. Il a été dissous et ses juges font maintenant partie des vingt huit juges supplémentaires qui composent le Tribunal dans sa nouvelle version.

Enfin les dossiers de concurrence, ces belles affaires qui font la renommée de leur juge rapporteur et qui s’étalent dans toute la presse. Il faudra attendre les statistiques pour en connaître le nombre, en général peu élevé depuis que la Commission européenne gère en amont ses conflits avec les entreprises.  En tout donc 835 dossiers sont arrivés en 2019 - avec pas mal de « doublons », c’est-à-dire des dossiers sur le même sujet - que se répartit une cinquantaine de juges.  Chaque affaire est attribuée à un juge rapporteur, celui qui propose une solution d’arrêt aux autres juges de la chambre. Mais il devra attendre plusieurs mois avant de se plonger dans le dossier. Le temps de  « la procédure écrite » pendant lequel les parties échangent leurs mémoires, les fameuses « répliques » et les « dupliques ». Le temps que se manifestent d’éventuelles « parties intervenantes ». Un juge se serait récemment vu attribuer une quinzaine d’affaires dont une dizaine arrivée en 2019. Il ne peut donc en travailler que cinq, plus anciennes. 

Ce qui ne veut pas dire qu’il ou elle a un agenda vide. Un juge siège dans plusieurs formations de la chambre dans laquelle il est affecté. Quand il n’est pas juge rapporteur, il est assesseur au sein de ces formations. Il se doit de connaître les autres dossiers. Mais son implication dans les affaires  des autres juges rapporteurs varie selon les individus. Certains juges seraient  dynamiques, s’intéresseraient à toutes les affaires, s’investiraient  dans la solution juridique à trouver. Les juges novices, ceux qui ont tout à apprendre, seraient par définition plus circonspects. La loi du moindre effort étant universelle, un juge assesseur est connu pour faire simplement acte de présence dans les réunions. Ce qui peut être dans d’autre cas une simple stratégie : un fonctionnaire de la Commission européenne raconte que lorsqu’un juge l’a reçu pour un poste de référendaire à pourvoir, il lui a expliqué qu’il n’intervenait pas dans le travail des autres juges rapporteurs dans d’autres affaires pour que ces derniers le laissent tranquille dans les siennes. Ceci étant dit, le Tribunal n’a pas assez de travail. « L’accroissement inexorable » du nombre d’affaires enregistrées que prédisait la Cour n’a jamais eu lieu. Il faut donc lui trouver  de nouvelles compétences, mais ceci une autre histoire.

Dominique Seytre
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