Franklin Dehousse, à la fois Monsieur propre et kamikaze, est un homme patient et tenace. Il tisse sa toile. Il va où on ne l’attend pas. Ancien juge au Tribunal européen, professeur de droit à l’université de Liège, érudit, féru d’histoire, il est aussi un grand spécialiste de la Seconde Guerre mondiale et de l’art de la guerre. Dans l’affaire qui l’occupe, il dit n’avoir qu’un but : travailler pour les analystes futurs et pour les citoyens européens qui sont à juste titre lassés de l’opacité de leurs institutions, disait-il dans un discours d’adieu incendiaire qu’il avait pris la précaution de faire publier dans un blog. La Cour de justice européenne, contrairement à une tradition bien établie, l’avait privé de la tribune officielle normalement réservée à tout membre de la cour sur le départ. Ambiance.
Déjà, pendant ses années passées au service du Tribunal européen (2003-2016), il avait acquis une solide réputation d’enquiquineur. Membre du comité chargé de veiller à l’informatique de la Cour, il en avait dénoncé les dérives et le rôle du chef de cabinet de Président de la Cour, Dieter Kraus qui, faisant cavalier seul, donnait des instructions sur « la bases d’analyses personnelles », menant à un « chaos » informatique, encore bien réel aujourd’hui. Dans son discours d’adieu, il expliquait qu’il avait multiplié
les interventions sur les fautes de gestion au sein de la Cour dans des notes et des mémos que ses collègues et amis avaient fait relier en deux gros recueils. La Cour a refusé que le public ait accès à ces documents qui, pourtant, devraient lui être accessibles, déplore-t-il. Et le Belge ne s’arrête pas là. Son combat contre ce qu’il appelle « les déviances » de la Cour, il l’a mené par le biais de demandes d’accès aux documents qu’il a faites à cette dernière, en tant que simple citoyen. Pour des questions techniques, tout autre angle d’attaque lui était impossible, disait-il. Toujours l’art de la guerre.
Au fils des ans, un certain nombre de ces documents lui ont été refusés au nom de la protection des données ou parce que, selon la Cour, ils n’existent pas. D’autres lui ont été envoyés. Dans tous les cas, il en tire les conséquences. Un travail de bénédictin. Ainsi, le Luxembourgeois Marc Jaeger, désormais simple juge, a été pendant cinq ans simultanément président du Tribunal européen et président du conseil de gouvernance de l’Université du Luxembourg sans autorisation « officielle », ce qui l’aurait mis de facto en contact avec le gouvernement luxembourgeois qui, lui, introduisait parallèlement ses recours devant le tribunal face aux décisions de la Commission sur ses rulings (notamment Fiat Finance and Trade). Marc Jaeger a démissionné de l’Université quand cela a commencé à jaser. Aussi, juste après l’expiration de son mandat de juge, l’Irlandais Kieran Bradley retrouve-t-il du travail à la Cour comme conseiller spécial pour le Brexit auprès du Président actuel, Koen Lenaerts. Comme si Jean-Claude Juncker, arrivé à la Commission européenne, avait nommé Neelie Kroes conseillère spéciale dès la fin de son mandat de commissaire dans la Commission Barroso, dit Franklin Dehousse. Ainsi, douze ans d’archives de la Cour sous la présidence Skouris ont disparu en dépit de l’obligation faite par le Traité de Lisbonne de les conserver. Dehousse dénonce « l’inertie totale » des responsables actuels pour remédier à la situation. La Cour ne s’applique pas les principes de transparence qu’elle-même a forgés dans sa jurisprudence Montesquieu, ajoute-il.
Pour ce qui concerne les documents que la Cour lui a refusés, Franklin Dehousse tente alors de les obtenir en lui intentant un procès devant le Tribunal européen. L’institution ne lui donne raison que sur un point. La Cour n’aurait pas dû lui refuser l’accès aux échanges de correspondance entre l’Allemagne et le président de la Cour, Vassilios Skouris entre 2011 et 2015, période pendant laquelle ont eu lieu les travaux sur la réforme de la Cour. Dehousse est plus particulièrement intéressé par la journée du 28 novembre 2014. Ce jour-là, Skouris devait prononcer un discours à l’université d’Iéna. Il en profite pour passer par Berlin voir deux ministres dont celui chargé de la Justice. Une visite éclair. Jusque-là l’Allemagne était farouchement opposée à la réforme de la Cour consistant à payer inutilement 28 juges supplémentaires. Après cette visite, l’Allemagne est d’accord. Dehousse exige la correspondance entre les aides des ministres et ceux de Skouris en vue de préparer cette visite. Il n’y en a pas. Skouris a juste pris son téléphone et a dit aux ministres allemands qu’il allait passer, lui répond la Cour en substance. Dehousse croit rêver. Il crie à la diplomatie secrète. Le Tribunal condamne la Cour à chercher ces documents. Elle répond à nouveau à Dehousse qu’il n’y en a pas. Juste avant les vacances de Noel, Dehousse lui intente un nouveau procès. La Cour est embêtée. Mauvaise publicité.
Kamikaze ? Le milieu judiciaire européen n’est pas le monde des bisounours. La critique n’ y est pas aisée. Au mieux, elle se dilue dans un monde consensuel. La plupart des avocats vivent dans la peur que leurs clients pensent qu’ils n’ont pas de bonnes relations avec les juges. Les universitaires spécialisés en droit européen existent professionnellement par leurs écrits et leur enseignement. Les comités éditoriaux et les centres de droit européen comptent des juges en leur sein. Sur son site, et photos à l’appui, l’université Paris2 Panthéon-Assas, les appelle ses « parrains » ! Les anciens juges maintiennent de bonnes relations avec la Cour, pourvoyeuse de prestations diverses, voire de « petits boulots » qui font bien sur une carte de visite. Les juges en place font bloc. La Cour pratique une communication qui tend à submerger l’information comme dirait le chercheur français Daniel Bougnoux. Dans ce contexte et malgré tout, Franklin Dehousse, seul contre tous, ne lâche rien et va de l’avant.