Dans la zone
Ce mardi, par la voix de leur avocat Jean-Louis Schiltz, les communes de Niederanven et de Leudelange devaient plaider leur cause devant le Tribunal administratif. Les plaidoiries ont finalement été reportées. Les deux communes du « Speckgürtel » s’estiment lésées par la réforme des finances communales de Dan Kersch (LSAP) de 2016. En résumé, elles veulent garder une part plus grande des recettes de l’impôt commercial communal (ICC) générées sur leur territoire, et s’offusquent de la nouvelle clef de répartition. (Sur les 25 millions d’euros d’ICC produites sur le territoire de Leudelange, 1,4 million finissent dans le budget de la commune, le reste allant au Fonds de dotation globale des communes.) La plainte devant la juridiction administrative a peu de chances d’aboutir, la Cour constitutionnelle ayant arrêté, dès novembre 2020, que « le principe de l’autonomie communale […] se dédouble du principe de solidarité entre communes ». Pour protéger les communes plus pauvres et leurs habitants, l’État serait en droit de « corriger la répartition inégale des sources potentielles de financement ». Une telle politique ne serait pas contraire au principe de l’autonomie communale ; elle tendrait plutôt « à le garantir plus en avant », estiment les juges. Une manière élégante de limiter l’autonomie communale au nom de… l’autonomie communale. Les recettes de l’ICC sont en effet très concentrées. Selon la Banque centrale du Luxembourg (BCL), onze communes apportent 84 pour cent du total. En avril 2021, la BCL craignait « les impacts négatifs […] en ce qui concerne l’accueil de nouvelles activités par les communes », l’ancien incitatif financier ayant largement disparu. Auparavant, le Conseil d’État et la Chambre de commerce avaient exprimé le même souci. Il est notable que seul le DP évoque encore ce point dans son programme-cadre pour les communales, promettant « continuer à promouvoir les zones industrielles et commerciales », tout en garantissant « suffisamment de possibilités de stationnement » (photo : zone d’activités à Leudelange ; sb). Une position qui est contestée en interne. Le jeune libéral Lou Linster, qui mène la « Biergerlëscht » (proche du DP) à Leudelange, dit ainsi ne pas partager « cette philosophie » selon laquelle il faudrait « sortir les immeubles de bureaux des villes pour les implanter dans des zones industrielles ». bt
Tous fachos ?
Ce mercredi, à l’issue de son discours devant le Parlement européen à Strasbourg, Xavier Bettel s’est fait tacler par Manon Aubry. L’eurodéputée de La France insoumise a posé « une devinette » au Premier ministre libéral : « Quelle est le point commun entre Tiger Woods, Brad Pitt, la famille Hermès, Shakira, le prince d’Arabie saoudite, Bernard Arnault et la mafia italienne ou la pègre russe ? Tous ont une étonnante passion pour votre pays. […] On y croise du beau monde par chez vous. La réalité c’est qu’ils n’y sont pas vraiment... » Puis d’exhiber une photo du 6, rue Eugène Ruppert, siège du domiciliataire Intertrust à Gasperich. « Dans ce bâtiment, on y trouve pas moins de 1 810 entreprises qui arrivent comme par magie à se partager ces locaux. Peut-être, Monsieur le Premier ministre, pourrez-vous nous expliquer par quel miracle le Luxembourg échappe ainsi aux lois de la physique ? » Une question rhétorique, évidemment : « La réalité, Monsieur Bettel, c’est que vous êtes à la tête d’un paradis fiscal (…) qui organise, au cœur de l’Europe, un véritable vol en bande organisée », a asséné Aubry. Peu amusé, le Premier ministre luxembourgeois n’a pas tardé à répondre : « Madame Aubry a attaqué mon pays ». Puis de lancer à son tour une « devinette » : « Qui tient le même discours que Madame Le Pen ? Et depuis quatre ans, c’est Madame Aubry. » La concernée avait déjà quitté l’hémicycle, ce que Bettel n’a pas manqué de relever. Elle a donc répondu sur Twitter, reprochant au Premier luxembourgeois de « banaliser l’extrême droite ». Tax Justice Lëtzebuerg a réagi le lendemain par communiqué. Le collectif y condamne « fermement » des propos qualifiés d’« outranciers ». Le Premier ministre aurait insulté « tous les journalistes, chercheurs, lanceurs d’alertes, etc. qui ont enquêté et documenté les pratiques fiscales plus que discutables de la place luxembourgeoise en les assimilant aux discours de l’extrême droite », et devrait « s’excuser publiquement ». bt
Bye bye
Le Irish Times a mené une longue enquête à Hesperange, décrit comme « a wealthy suburb of the capital that retains some rural charm ». Le sujet de l’article, publié samedi en ligne : un ancien cheminot (« a respectable local figure), sa femme et son fils, propriétaires de plusieurs immeubles à Dublin. Cette famille luxembourgeoise a capté l’attention médiatique irlandaise après l’expulsion de locataires qui ont dû faire place à des appartements AirBnB. Déjà en 2020, le fils apparaissait dans un reportage sur la chaîne RTÉ thématisant les logements surpeuplés durant la pandémie. L’histoire luxo-irlandaise remonte au crash immobilier de 2009, lorsque « the family heard through an Irish acquaintance that there might be good opportunities to buy ». La journaliste du Irish Times a sillonné les rues de Hesperange, et cite des témoignages de tel « Luxembourg acquaintance », ou telle « other person who knows the family ». Il détaille également la structuration internationale du groupe (passant notamment par Malte), dont les noms de certaines sociétés font hommage à la commune : Itzig Sàrl, Syren SA, Hesper SA. La famille n’a pas voulu parler au Irish Times, le père s’exclamant à la vue de la journaliste postée devant sa maison : « Unbelievable. You come from Ireland to talk to me… crazy » ; avant de refermer la porte automatique du garage et de lancer un « bye bye ». La journaliste conclut : « It is not unheard of for Luxembourgish families to develop substantial property portfolios simply through the accumulation of private wealth. » Une « acquaintance » relate : « They were farmers and then they became building developers ». Bref, une histoire luxembourgeoise. bt
Clifford et les avocats contre le fisc
Le secret professionnel des avocats d’affaires est à nouveau contesté par l’Administration des contributions directes (ACD). Ce jeudi devant la Cour administrative, le cabinet Clifford Chance, représenté par Jean Schaffner, et le Barreau de Luxembourg, par l’intermédiaire d’Alain Steichen, ont une nouvelle fois opposé le secret professionnel aux injonctions de l’ACD qui relayait ici une demande du fisc madrilène au sujet d’un rachat de société dans lequel intervenait l’étude luxembourgeoise. Une amende de 92 000 euros infligée à Clifford Chance pour avoir refusé de prodiguer ces informations est également contestée dans cette procédure en appel.
L’affaire en rappelle trois autres. Celle du fonds d’investissement luxembourgeois Berlioz d’abord. Ce dernier avait contesté une injonction et une amende de l’ACD. En 2017, la Cour de justice de l’UE (CJUE) avait fait adapter la loi luxembourgeoise pour qu’une société puisse s’opposer, le cas échéant, à une pêche aux informations émanant d’administrations fiscales étrangères. La CJUE demandait en outre que le fisc informe de manière minimale le contribuable de la motivation de l’injonction. Celle de Shakira ensuite. La chanteuse colombienne avait testé devant la justice européenne la robustesse de la nouvelle loi luxembourgeoise sur l’échange d’informations fiscales. L’instance basée au Kirchberg avait confirmé en octobre 2020 à la chanteuse, ou plus précisément aux détenteurs des informations qui la concernent, le droit de contester un recours de l’administration fiscale devant une juridiction indépendante.
L’affaire rappelle enfin la brouille entre l’ordre des avocats et l’ACD après les révélations Panama Papers dévoilant les recours aux sociétés offshore pour cacher des actifs des personnes physiques ou morales. Les services de l’ancien directeur Guy Heintz avaient, en 2016, exigé des avocats recensés par le consortium de journalistes ICIJ qu’ils ouvrent leurs livres pour identifier les bénéficiaires effectifs des sociétés écrans. Les juridictions administratives luxembourgeoises avaient alors eu recours au critère de « la pertinence vraisemblable des informations » pour s’opposer à la démarche inquisitoire du fisc. Celui-là ne pouvant exiger des avocats qu’ils mettent les structures de leurs clients à nu sans justifier la connaissance d’un contribuable luxembourgeois ou d’un préjudice subi. L’ordre des avocats avait en sus défendu bec et ongles le secret professionnel de ses ouailles. L’ACD avait voulu faire valoir l’illégitimité du secret professionnel pour les avocats d’affaires. En juillet 2021, la Cour administrative a reconnu dans le chef de l’ACD le droit d’entamer des investigations sur base du régime de la surveillance fiscale générale et le droit de solliciter des renseignements de tierces personnes dans ce cadre. La Cour a conclu en outre dans certaines conditions à l’inopposabilité du secret professionnel des avocats sollicités, en tant que tiers, dans le cadre d’un contrôle fiscal.
Le 8 décembre 2022 dans l’affaire des barreaux flamands, la CJUE a tranché. L’instance basée au Kirchberg a distingué la fonction contentieuse de l’avocat, qui appelle un secret professionnel, de sa mission de conseil (notamment fiscal). Dans le deuxième cas, l’avocat doit coopérer avec le fisc sur demande (justifiée) si les autres recours ont été épuisés (notamment une demande auprès du réviseur, le cas échéant).
Le Barreau de Luxembourg est revenu au front le 13 décembre 2022 pour soutenir Clifford Chance et le secret professionnel et lutter contre la pêche aux informations. Les juges du tribunal ont toisé la jurisprudence nationale et européenne, mais se sont arrêtés à un critère : les parties requérantes n’ont pas respecté le délai d’un mois pour déposer leurs requêtes. Elles ont donc été déboutées. Leurs avocats ont tenté de réparer la boulette (qui tiendrait à un retard à l’allumage chez Clifford Chance) ce jeudi matin en prétextant être dans les délais si l’on considérait les réponses complémentaires fournies par l’ACD. La Cour a pris l’affaire en délibéré. Si elle ne revient pas sur la décision de première instance, alors il y aura « un deuxième tour » avec un autre cabinet, prédit Alain Steichen. pso
« Un vent de panique »
« La publicité est l’âme de la Justice ». Lundi, Clémentine Boulanger, coordinatrice de la protection des données de l’administration judiciaire, cite Jeremy Bentham en introduction de son séminaire sur l’accès aux décisions judiciaires, un cycle organisé par l’université et sa doctorante Frédérique Boulanger (et accessoirement sœur de l’intervenante du jour). L’intéressée concède que le degré d’occultation des publications par la justice luxembourgeoise est élevé. « Il y a beaucoup beaucoup de données des jugements qui sont occultées. On a mis la barre très haut. C’est drastique », commente Clémentine Boulanger. Elle énumère. Toutes les données révélant l’identité d’une personne physique sont occultées. Y compris celles relatives aux représentants de l’État et des communes. Les noms des avocats des parties ou des juges le sont également. Tout comme l’identité des victimes, des témoins ou des mineurs. Les prénoms, noms, dates de naissance et même les lieux disparaissent. Les montants aussi. On ne peut donc évaluer le préjudice quand il s’agit d’une affaire financière. Disparaissent aussi le nom des établissements, des banques, des sociétés. Il en est de même pour les partis politiques et les médias. C’est grotesque, relève un participant. « Pourquoi ? », demande cet avocat. « Un vent de panique certainement », répond Clémentine Boulanger, dans le doute car pas en poste au moment du grand effacement qui rend les décisions de justice illisibles. Il est à lier à la volonté de respecter le règlement général sur la protection des données (RGPD). Clémentine Boulanger promet des ajustements « pour rendre les décisions plus lisibles ». Le RGPD est appliqué depuis 2018 déjà et le degré d’anonymisation (la coordinatrice de l’administration judiciaire préfère la litote « pseudonymisation ») s’accentue dans les faits. pso