À part quelques sacs d’ordures et une grille d’aération, il n’y a pas grand-chose dans le petit débarras. Il reste invisible depuis la salle principale du fast food aux fenêtres gothiques, dépourvue de vie elle aussi. Seules les personnes s’approchant suffisamment peuvent apercevoir cette partie de la maquette nichée au centre d’un burger géant qui constitue le nombril de la nouvelle exposition de l’artiste belgo-luxembourgeoise Aline Bouvy à la Friche de la Belle de Mai à Marseille.
Paris, Avignon, Arles, Strasbourg,… Dans le discours collectif, Marseille a longtemps été exclue de la liste des épicentres de la scène culturelle en France. Cela a commencé à changer en 2013, année où la cité phocéenne a été désignée Capitale européenne de la culture. Comme souvent, cette pression internationale a mené à un réaménagement urbain radical avec la création de nouvelles institutions culturelles installées dans des bâtiments d’architectes renommés, depuis le Vieux port jusqu’au port de commerce actuel. Depuis, de plus en plus de touristes sont attirés par les expositions du Mucem, du Frac-Sud ou encore des nombreux musées de la Ville. La scène culturelle moins institutionnalisée s’est également enrichie – nombreuses sont les artistes émergents qui déménagent de Paris à Marseille afin de s’immerger dans cette effervescence de créativité.
Celles et ceux qui veulent découvrir l’un des endroits phares de la création artistique et culturelle de l’avant-2013 doivent tourner son dos à la Grande Bleue et se diriger vers l’un des quartiers les plus densément peuplés de la cité : La Belle de Mai. Flanquant le côté nord des rails menant à la gare Saint-Charles, le 3e arrondissement de Marseille a toujours été une terre d’accueil, de partage et de création. Au tournant du 19e siècle déjà, c’est un point de chute majeur pour les migrants italiens fuyant la misère transalpine. En 1868 y est érigée une manufacture de tabac qui rythme la vie ouvrière du quartier et fournit de l’emploi à une bonne partie de sa population jusqu’à sa fermeture en 1990.
Sur ce site, la Friche de la Belle de Mai devient un tiers-lieu culturel dès 1992, quand le terme n’existait pas encore. Les anciens bâtiments industriels abritent des espaces d’exposition, des installations sportives, une radio, des ateliers d’artiste, un incubateur, des salles de spectacle, un restaurant et une communauté diversifiée qui fait vivre ce laboratoire de création urbaine. Pour son trentième anniversaire, le centre d’art contemporain Triangle-Astérides, membre fondateur et résident de la Friche, a invité Aline Bouvy (née en 1974 à Bruxelles) à exposer au Panorama, une salle d’exposition posée sur le toit terrasse de la tour principale et dotée d’une énorme baie vitrée qui surplombe les quartiers nord de Marseille, son port et la Méditerranée.
Lors du vernissage de l’exposition, Le prix du ticket, le 2 février dernier, le Panorama est baigné dans les couleurs du soleil couchant. Pour quelques instants, les objets d’exposition, tenus dans le même blanc stérile que la grande salle, s’illuminent dans un rose-orange vif. Le sujet du blanc a été un des fils conducteurs de l’artiste : « Je questionne son association avec certaines valeurs et couches de la société, et sa prétendue neutralité dans le cadre de la muséologie. »
Alors que la critique du white cube n’est pas nouvelle, le contexte de l’exposition a poussé l’artiste à se repencher sur le sujet de l’accessibilité et de l’intégration dans le monde de l’art et au-delà: « En retraçant l’histoire des fast food aux États-Unis par exemple, j’ai trouvé qu’ils étaient longtemps réservés aux Blancs, alors qu’aujourd’hui la malbouffe est souvent la seule option dans les quartiers paupérisés et Noirs – les perceptions changent, l’exclusion reste ».
Les visiteurs sont invités à plonger dans ce monde à la fois ludique et angoissant, loin de la réalité et pourtant rempli de références aux dérives de la société. Créée de toutes pièces pour ce lieu, l’exposition, Le prix du ticket part de l’idée du parc d’attraction pour questionner les discours dominants qui définissent nos sociétés. Comme les expositions universelles du siècle passé, apogées du colonialisme, le parc d’attraction vit autant de ses façades que de ce qu’elles cachent.
Au vestibule, on peut enfiler un costume de poisson, de méduse ou de coquillage, tous blancs évidemment, suspendus à des crochets comme des cadavres, avant de se faufiler à travers un énorme portail à peine ouvert – encore la question d’accessibilité. Une cabine en miroir sans tain qui permet de voir sans être vu, une sculpture géante d’un humain déformé dans laquelle on peut pénétrer non pas par la bouche comme dans les parcs d’attractions ordinaires, mais par les fesses, ou encore des pilules et cachets de médicaments énormes – Aline Bouvy joue avec la perception et la fine nuance entre loisir et dystopie.
Comme pour le burger géant accroché au mur, les couches et les arrière-goûts de l’exposition sont nombreux. « L’art permet d’adresser les questionnements les plus intimes, les plus tordus qu’on a tous et toutes », explique l’artiste. L’exposition révèle les faces cachées des structures sociales et dévoile l’intimité subjective, non seulement des visiteurs et visiteuses mais aussi de l’artiste : « L’art me permet d’exprimer ma conscience politique, sans pour autant m’autoproclamer engagée ou militante. »
Plutôt qu’une analyse et critique extérieure, elle transmet sa perception subjective du monde : « J’ai moi-même grandi dans cette culture dont j’adresse les dérives : enfant, j’ai déjeuné d’innombrables fois au McDonald’s du quartier Gare à Luxembourg-Ville, car mes deux parents travaillaient et n’avaient pas le temps de rentrer cuisiner. Encore aujourd’hui, ces restaurants me procurent un sentiment de sécurité – même si entretemps je suis devenue végétarienne. »