Tout commence lorsque Alexis Juncosa, directeur artistique du LuxFilmFest, propose à Anastasia Chaguidouline d’accueillir au Cercle Cité une exposition sur Wang Bing, l’un des nombreux cinéastes invités de la prochaine édition du festival luxembourgeois. Reconnu depuis son épopée de plus de neuf heures dévolue à la disparition du complexe sidérurgique de la ville de Shenyang (À l’Ouest des rails, 2002), au Nord-Est du pays, le documentariste chinois est actuellement au Grand-duché pour finaliser l’étalonnage de son prochain film, le deuxième volet d’une trilogie produite par Les Films Fauves. La première partie de ce film-fleuve, au (double) titre Jeunesse (Le Printemps), sera présentée pendant le festival. Comme à son habitude, Bing y lève le voile sur les coulisses de la prospère filière du textile chinois au travers de ses « petites mains ».
En attendant d’assister à la Master Class de Wang Bing à la Cinémathèque, le cinéphile en quête de réalité pourra découvrir l’exposition Wang Bing : Memories. Là, en effet, s’entremêlent trajectoire individuelle et destin collectif à partir de quatre films de ses quinze dernières années – de Fengming, chronique d’une femme chinoise (2007) au récent Man in Black (2023), jusque-là invisible sur les écrans. Alors que l’exposition que le BAL (Paris) avait dédiée à Wang Bing en 2021 avait pris le parti d’une recension quasi-exhaustive de ses films au moyen d’extraits mis en boucle, l’exposition luxembourgeoise en prend le contre-pied en ne présentant qu’un corpus restreint, mais dans lequel chaque film est projeté dans son entièreté. Ce choix a évidemment ses avantages, à commencer par le plein respect de l’intégrité des films, lesquels s’inscrivent souvent dans une contemplation de longue durée. Mais il a aussi ses inconvénients – gageons que peu de visiteurs auront la patience d’assister trois heures durant au témoignage douloureux de Hé Fèngmíng.
On pénètre dans le lieu d’exposition, accueilli à l’entrée par une photographie en noir et blanc prise lors du tournage de Traces. On y perçoit une étendue désertique, caillouteuse, silencieuse, troublée par la seule présence de ce qui ressemble à un vêtement ou à une couverture. Soit l’indice d’une vie autrefois sacrifiée sur ce site lunaire, qui hébergeait l’un des plus sévères « centres de rééducation par le travail » sous Mao Zedong, celui de Jiabangou, où les prisonniers mourraient de faim. Cette photographie, qui renvoie aux origines de la pratique du réalisateur, constitue une bonne introduction à Traces, le court-métrage de Bing sur lequel s’ouvre la manifestation luxembourgeoise. Fidèle à son approche, Bing se rend seul sur le lieu du supplice, muni d’une caméra 35 mm à la main. Le corps du cinéaste est pleinement engagé dans une recherche documentaire ; il est en perpétuel déplacement, en immersion constante, les yeux rivés sur le sol, ce qui vient en retour troubler la lisibilité des images. On n’y voit pas grand-chose. L’intérêt porte donc sur les moments de stase, lorsque la caméra s’arrête, fixe un point d’attention pour solliciter l’observation du spectateur. Apparaissent alors les indices nets, glanés çà et là lors du cheminement, d’une vie humaine (tré-)passée : une bouteille, des os, un linge, un monticule de terre où pourraient être ensevelis des corps… Puis deux profondes cavités découvrent l’endroit où s’abritaient les prisonniers la nuit. Sur les parois de ces galeries obscures : des inscriptions, des témoignages visuels, scripturaires, qu’il reste à déchiffrer. Le réalisateur se passe de tout commentaire, se contentant de consigner avec la caméra les traces, les empreintes d’une présence humaine affleurant à la surface de la terre.
Au verso de Traces, de l’autre côté de la paroi où le film est projeté, est présenté Fengming, chronique d’une femme chinoise. Soit un habile champ-contrechamp entre les deux films dont le camp de Jiabangou constitue en quelque sorte la pliure. Aujourd’hui âgée, Hé Fèngmíng fait partie des victimes du régime chinois qui ont été réhabilitées dans les années 1990. Elle a d’ailleurs publié ses mémoires (My Life in 1957), livre qui sert de trame à l’entretien de Wang Bing. Hé Fèngmíng et son époux ont arrêté leurs études pour se mettre au service de la République populaire de Chine. Mais, aveuglés par la propagande comme par leurs propres convictions politiques, ces fervents défenseurs du régime seront à leur tour déportés dans des camps de rééducation par le travail... Le mari de Hé Fèngmíng ne reviendra pas du camp de Jiabangou. La lecture de leurs lettres écrites en détention rend ce témoignage particulièrement émouvant.
Plus avant, la dernière pièce de l’exposition abrite deux films. Le premier, Mrs Fang (2017, 86 mn.), lauréat du Léopard d’or au festival de Locarno, porte sur les derniers jours d’une vieille dame atteinte de la maladie d’Alzheimer et dont Wang Bing filme, jusqu’à la mort, la lente agonie. Cela, malgré le silence et l’immobilité de son corps déjouée par ses yeux luisants de larmes. Constamment alitée, Mrs Fang ne peut ni parler, ni manger, ni même interagir avec le cinéaste. Au lieu d’être le sujet conscient et actif du documentaire, la femme est posée comme l’objet sans défense du voyeurisme du cinéaste. Lequel n’hésite pas à réaliser des gros plans de son visage endolori, lointain, déjà tourné vers l’abstraction d’une mort prochaine. À raison, la commissaire de l’exposition, Anastasia Chaguidouline, ne cache pas sa réserve quant à l’approche adoptée ici par Bing, qui pose la question du consentement et des limites éthiques du tournage. L’avenir du cinéma réside peut-être d’ailleurs moins dans les images destinées au spectateur que dans la mise à nu des conditions de tournage. Jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour capter la beauté, l’émotion, et susciter l’intérêt du spectateur ?
Le dernier film, Man in Black, dénote au sein de l’ensemble. Ses particularités découlent principalement du fait que Bing vit depuis quelques années à Paris. Ce n’est pas à proprement parler un documentaire, assumant plutôt une forme mixte, hybride, mêlant des indications de mise en scène au témoignage du compositeur Wang Xilin, l’un des plus importants de sa génération. Man in Black a bénéficié de moyens techniques et financiers plus importants. Le théâtre des Bouffes du Nord, à Paris, a été entièrement investi pour les besoins du tournage. Le compositeur s’y présente entièrement dévêtu, narrant tantôt son expérience éprouvante du régime, mimant tantôt devant la caméra les actes de torture qu’on lui a fait subir en prison (il a également été interné six mois en hôpital psychiatrique). Il en aura d’ailleurs perdu partiellement l’ouïe. De concert avec la parole, la nudité dévoile un corps marqué, recouvert de cicatrices : « La destruction des corps est le mode de munition politique par excellence. J’ai donc voulu montrer le corps qui a traversé toutes ces épreuves. », affirmait le cinéaste en conférence de presse lors de la dernière édition du festival de Cannes. Le témoignage du compositeur est aussi le portrait d’un artiste dont la musique a permis de sublimer cette expérience traumatique. Man in Black y est ponctué d’extraits symphoniques, quand Wang Xilin n’interprète pas lui-même certaines de ses compositions au piano avec un engagement émotionnel et physique qui ne ment pas sur l’origine de son inspiration.