Le costume rouge du Père Noël, la figure allégorique de Marianne dans les mairies françaises, le haka maori ou la Feria de Séville ne puisent pas leurs racines dans des temps immémoriaux. Présentées comme étant si anciennes qu’on ne peut plus y toucher, le temps leur conférant une vertu presque sacrée, ces traditions sont souvent plus récentes qu’on le prétend. Elles remontent, tout au mieux, au 19e siècle. C’est ce que les historiens britanniques Eric Hobsbawm et Terence Ranger ont appelé « l’Invention de la tradition » dans un ouvrage de 1983. Les exemples qu’ils donnent s’inscrivent notamment dans la manière dont les États-nations de la fin 19e siècle vont asseoir leur légitimité en se projetant dans la longue durée et à travers la transmission d’un patrimoine partagé. Le concept a fait florès dans toutes les sciences humaines. Il est utile pour décrypter, avec l’historienne de l’Université de Luxembourg Sonja Kmec*, une « tradition » luxembourgeoise que l’on pourra suivre ce week-end : le Buergbrennen.
Premier écueil de compréhension, le nom. Loin de faire référence à des châteaux forts (traduction habituelle de Buerg), ce terme viendrait du latin comburere et signifie brûler. Le premier dimanche après carnaval, des Buergen (traduits en français par brandons) sont allumés à travers le Grand-Duché, généralement sur les hauteurs des villages. Cette fête réunit chaque année des foules dans toutes les communes du pays. Un moment fort dans le calendrier dont les origines ne sont cependant pas certaines. Sonja Kmec note que de nombreuses régions mettent en œuvre de grands feux saisonniers : le feu de carnaval, le feu de Pâques, le feu de la Saint-Jean, le feu de la Saint-Martin. La symbolique du feu est celle du triomphe de la chaleur sur le froid, de la lumière sur l’obscurité. Le feu de Carême représente la renaissance du printemps qui chasse l’hiver.
« Les origines celtiques, romaines, germaniques ou paléochrétiennes de la coutume actuelle ne sont pas attestées », prévient l’historienne. Elle rappelle que la recherche ethnologique prend de plus en plus ses distances par rapport à la quête d’une origine et d’une prétendue authenticité. Le Buergbrennen n’est consigné dans des écrits que depuis la fin du Moyen Âge. Depuis, il a connu différentes phases de succès, puis de déclin, notamment à cause de l’influence de l’église. « Au 17e siècle, l’église voyait ces rassemblements d’un mauvais œil car ils incitaient à trop de promiscuité entre les jeunes gens et favorisait la pratique du ‘soudage’, de fausses unions autorisant l’accouplement », relate Sonja Kmec face au Land. Dans l’article qu’elle cosigne dans Hémecht, elle cite divers textes des 19e et 20e siècles, dont celui de Dicks (Edmond de la Fontaine) sur les coutumes luxembourgeoises ou de Joseph Hess sur le folklore. Ces références parlent du Buergbrennen comme d’une fête en voie de disparition. Un regain d’intérêt se fait pourtant jour après la Première Guerre mondiale, cette fois avec l’appui de l’église : « Dans les années trente, des associations catholiques, notamment de scouts, dans le centre et le sud du pays estiment qu’il faut sauver la tradition », détaille-t-elle. Elle puise dans un important corpus d’articles et d’annonces de presse pour attester de l’importance des Buergbrennen : « Le nombre d’annonces attirant l’attention sur ces manifestations a augmenté dans les années 1930 et doublé dans les années 1960. La couverture médiatique rétrospective a même été multipliée par dix à la fin des années 1970 par rapport au début des années 1950. » Une multiplication qui est encore à l’œuvre aujourd’hui puisque d’une centaine de feux documentés par Alain Atten dans les années 1970, l’historienne a répertorié 260 localités qui ont organisé cette fête en 2020, juste avant la pandémie et ses interdictions.
Au gré des crises, des grands changements, des bouleversements sociétaux, le Buergbrennen, comme d’autres « traditions », tombe en désuétude ou reprend du poil de la bête. Plusieurs composantes matérielles, sociales et spatiales sont transformées ou évoluent dans le temps. En premier lieu, la forme donnée au bûcher. Sonja Kmec explique que les Buerg prémodernes étaient simples tas de bois, huttes ou cabanes. La configuration en croix n’aurait été introduite que dans la première moitié du vingtième siècle. Cette forme a donné lieu à des interprétations les plus diverses : rappel des sacrifices romains, croix celtique en forme de roue ou récupération chrétienne d’une coutume païenne. Depuis quelques années, dans plusieurs communes, le symbole religieux fait l’objet de discussions et de réaménagements. À Niederkorn, par exemple, un concours artistique a été organisé pour les enfants, avec un jury qui sélectionne le modèle de construction qui sera brûlée. Des édifices de plus en plus sophistiqués, en forme de château-fort sont réalisés à Niederanven ou à Beaufort. Particularité mosellane, à Remich, point de bûcher. On y construit le Stréimännchen, ou bonhomme de paille (les années bissextiles, c’est une femme). Comme cette poupée est censée représenter un fêtard, on lui donne une bouteille de vin ou de crémant vide, ainsi qu’un portefeuille vide. Le mercredi des Cendres, fin officielle du carnaval et début du Carême, il est brûlé et jeté à l’eau, expiant ainsi ses fautes (et celles de la communauté).
Les matériaux utilisés pour la construction ont également connu des évolutions. Traditionnellement, on brûlait des brindilles et de la paille, les restes disponibles dans les champs et les vignobles. Dans les années 1950, on profitait de l’occasion pour brûler également les déchets encombrants. Sonja Kmec rapporte que des pneus usagés étaient collectés à l’usine Goodyear de Colmar-Berg. Le château était arrosé d’essence pour accélérer le processus de combustion. La presse de l’époque relate les fumées noires et les odeurs incommodantes qui en échappaient. Plusieurs lois viennent contrecarrer ces habitudes, s’inquiétant de la santé et de l’environnement. En 2019, le ministère de l’Environnement a rappelé que seul le bois naturel pouvait être utilisé lors de Buergbrennen : « Il est interdit de brûler des déchets, du bois traité, des meubles ou même des palettes en bois traitées chimiquement ». Les préparatifs du Buergbrennen commencent dès le mois de décembre, avec la collecte du bois, notamment des sapins de Noël, par l’association qui organise la manifestation. Généralement la construction a lieu la veille. Elle sera alors surveillée par les organisateurs dans la nuit de samedi à dimanche, car il est de tradition que les rivaux des communes voisines tentent de brûler prématurément les constructions des autres.
Ce qui amène à considérer qui sont les porteurs de cette organisation. « Les manifestations sont principalement organisées par des clubs de jeunes, des associations musicales, sportives et de loisirs ainsi que par les sapeurs-pompiers et les scouts », résume Sonja Kmec. Dans quarante pour cent des cas, les associations de jeunesse et les scouts considèrent que c’est leur affaire. Cependant, les exigences de sécurité et d’hygiène liées à l’organisation d’un événement public ayant grandement augmenté, les pompiers sont souvent sollicités. Un règlement de quatre pages fixe notamment la hauteur du bûcher (il ne doit pas dépasser vingt mètres) et son emplacement (au moins cent mètres des constructions, bâtiments, forêts, routes et chemins environnants). Avant de procéder à l’allumage, l’organisateur doit tenir compte des conditions météorologiques et veiller à la sécurité du feu.
La fête débute habituellement avec un cortège aux flambeaux et se termine avec la mise à feu du bûcher à la tombée de la nuit. Dans certaines localités, l’honneur d’allumer le bûcher revient au couple le plus récemment marié ou à une personnalité locale. Dans le temps, des collectes de nourriture étaient organisées pour préparer un repas commun, après le feu. Aujourd’hui, la nourriture est généralement vendue par les membres de l’association. La fête constitue une source de revenus importante pour les organisateurs et permet d’augmenter leurs dons de bienfaisance. Dans les assiettes, le « Ierzebulli » ou « Bouneschlupp » ont fait place aux burgers, frites et hot dog, mais l’essentiel, est dans le fait d’être ensemble. « Même relativement récente, la coutume reste une pratique culturelle transgénérationnelle qui permet aussi d’associer les nouveaux arrivants étrangers », note Sonja Kmec. Elle explique que tout le monde peut avoir accès à la fête et comprendre aisément de quoi il s’agit. « Le feu n’a pas perdu sa force et son ambivalence : il attire par la lumière et la chaleur, mais s’avère dangereux et destructeur. »
On assiste aujourd’hui à une « événementalisation » du Buergbrennen. D’autres attractions sont annexées pour attirer du monde : défilés, repas, concerts, jeux pour enfants, marchés, promenades en calèche, débits de boissons, feux d’artifice ou montgolfières. Ces aspects nécessitent une organisation et une logistique professionnelles et éloignent la manifestation de son cadre ritualisé. Buergbrennen devient une fête parmi d’autres qui perd ses signes distinctifs. Le sommet de cette réinterprétation événementielle a été le Feierfestival organisé par la commune de Käerjeng dans le cadre d’Esch 2022, Capitale Européenne de la Culture. L’objectif était de donner « une note contemporaine à une vieille coutume » : sculptures de feu par des artistes plasticiens, exploration des feux de carême d’autres régions, musique orchestrale…
On continue malgré tout à valoriser les traditions, à leur chercher des ancrages historiques, des origines anciennes. En revanche, le futur et l’évolution de ces traditions n’est pas thématisé par les sociologues. Sonja Kmec note d’ailleurs un changement de paradigme : au lieu des « coutumes », on étudie maintenant un « patrimoine culturel immatériel ». La Commission luxembourgeoise pour l’Unesco se montre favorable à une candidature du Buergbrennen en vue d’un classement. Mais il manque un élan venu d’une ou de plusieurs associations pour appuyer une telle demande. « Les organisateurs sont de petites structures locales qui sont trop morcelées et n’ont pas l’ambition ou les moyens de lancer cette candidature », regrette finalement Sonja Kmec. Ce serait une manière de mieux étudier encore cette fête et de partager plus largement les connaissances à son sujet.