On trouve encore, sur le territoire national, une centaine de cafés, dans les villes, les villages ou à la campagne, dont les arrière-salles ou sous-sols sont équipés d’une piste de quilles (Keelebunn), plus rarement de plusieurs. Parmi les résidents au Luxembourg, nombreux sont ceux qui ont déjà été invités à une soirée dans un de ces lieux où l’on partage un verre ou un repas et l’on pratique, en amateur, ce loisir ancestral. Il fait partie des plus anciennes traditions ludiques, profondément ancrées dans les sociabilités familiales, amicales et ouvrières, qui ont traversé le temps et restent encore vives au Grand-Duché. Jean-Marc Hoffmann, 45 saisons à son actif, se souvient de l’enthousiasme du début des années 1980 : « Dans le temps, à Esch, il y avait 23 pistes ; aujourd’hui, il n’y a plus qu’une seule piste où l’on joue en championnat [national]. La plupart des gens travaillaient pour la sidérurgie et avaient le temps, après avoir travaillé le matin, de jouer l’après-midi. Dans le nord du pays, où il y a plus de paysans, ils avaient moins de temps pour jouer aux quilles. »
Les plus engagés des quilleurs se réunissaient déjà depuis longtemps en associations ou groupes informels. Dans un café muni d’une piste, ils s’entraînaient ensemble et participaient à des rencontres contre d’autres clubs. Peu à peu, comme pour de nombreux autres loisirs, un processus de sportivisation a transformé cette pratique ; par ce terme, les chercheurs en sciences sociales définissent comment les jeux deviennent des sports, par une codification des règles et l’institutionnalisation des compétitions. Au Luxembourg, la première date-clé de ce processus est l’année 1961, qui a vu naître la Fédération luxembourgeoise des Quilleurs (FLQ). Dans les années 1980, ils sont environ 4 500 licenciés jouant pour 350 équipes différentes réparties sur tout le territoire. Par une diversification des pratiques inhérente à cette dynamique de sportivisation, trois sous-disciplines distinctes sont apparues. Aux côtés du « national », qui se joue toujours dans les cafés, sont apparues les sections « sport » et « classique », qui se pratiquent dans des halls sportifs. Si la première est typiquement luxembourgeoise, les deux autres sous-disciplines se pratiquent également en Belgique, en France, au Brésil, en Argentine, au Chili et surtout en Allemagne, première nation mondiale au palmarès de la section sport, devant le Grand-duché.
De nombreux jeunes joueurs luxembourgeois jouent d’ailleurs dans des équipes allemandes, le niveau y étant plus élevé et la plus grande diversité des pistes leur permettant de progresser plus rapidement. C’est le cas de Chris Fuchs, adepte des quilles depuis 2009. Après avoir débuté à Schlindermanderscheid à l’âge de 17 ans, il est parti jouer au SK Eifelland Gilzem (en Rhénanie-Palatinat) en 2013, et il concourt aujourd’hui en 1ère Bundesliga, la plus haute division nationale. « À ce moment-là, au Luxembourg, j’avais atteint les limites en termes de progression » nous raconte-t-il. « Puis des copains qui jouaient en Allemagne dans ce club-là m’ont demandé si je voulais les rejoindre pour progresser, et quand un autre copain qui jouait avec moi est parti lui aussi, j’y suis allé. » Il est aujourd’hui également cadre national, c’est-à-dire qu’il joue pour l’équipe luxembourgeoise lors des compétitions internationales. Il est d’ailleurs double champion du monde, en équipe mixte en 2019 et en tandem hommes en 2022.
Par la création de compétitions internationales, les sections « classique » et « sport » ont gagné en visibilité et les investissements publics ont suivi. Ainsi, en 2012, a ouvert le Centre national de jeux de quilles à Pétange, doté de douze pistes modernes dont la moitié est ouverte au grand public, les autres étant réservées aux entraînements et matchs de championnat ou de coupe. Ses huit pistes « sport » et quatre pistes « classique », où des championnats du monde ont été organisés, s’additionnent aux quatre pistes sport toujours ouvertes à Schlindermanderscheid, dans le nord du pays. À Pétange, environ 25 jeunes de huit à 24 ans s’entraînaient le dimanche la saison dernière, sous la supervision tournante de cinq entraîneurs, dont Chris Fuchs et Mandy Parracho, qui en sont les responsables. À rebours d’un discours alarmiste qui présenterait le déclin de ce sport national comme inéluctable, ces effectifs de jeunes sont stables depuis plusieurs années.
Les statistiques à long terme livrent pourtant des enseignements contrastés. Au dernier comptage du Statec, la FLQ comptait encore, en 2021, 176 clubs affiliés. C’est 64 de plus que la fédération de football (FLF) et 70 de plus que celle des arts martiaux (FLAM), qui complètent le podium. En nombre de licenciés actifs compétiteurs, selon la nomenclature du ministère, les quilleurs étaient alors 1 637 dont dix pour cent de femmes, ce qui les place au treizième rang des disciplines sportives nationales. Mais les pratiquants occasionnels, qui jouent en loisir et sans licence, passent sous le radar de ce chiffrage.
Pourtant, de l’avis des quilleurs réguliers, ces pratiquants occasionnels sont eux aussi de moins en moins nombreux, surtout parmi les plus jeunes générations. Le nombre de clubs affiliés à la FLQ a été divisé par deux en quinze ans, et chaque année l’on compte moins de cafés qui continuent de mettre des pistes à disposition de leur clientèle, qu’elle joue en loisir ou de façon régulière. La mutation des sociabilités n’y est pas étrangère, selon le vice-président de la fédération, Jean-Marc Hoffmann : « Avant, on pouvait partir dans n’importe quel café où il y avait une piste, des gens jouaient et on pouvait participer. Maintenant ça n’existe pratiquement plus, ce sont des groupes qui viennent ensemble, le weekend, pour manger et jouer aux quilles entre eux. » La concurrence du bowling, qui offre aux vainqueurs des récompenses plus élevées et se pratique dans le monde entier, les coûts d’entretien des pistes de quilles, les difficultés du maintien de la petite restauration, notamment dans les communes rurales, la difficulté à trouver des sponsors, la récente pandémie et l’image légèrement vieux jeu de la pratique des quilles sont d’autres facteurs expliquant ce recul.
C’est du côté de la pratique féminine que le déclin est le plus visible, y compris à l’étranger. L’Italie, la France, les Pays-Bas, ne présentent de nos jours plus d’équipes lors des compétitions féminines en catégorie « sport ». « D’ici vingt ans, en national, si ça continue comme ça, on n’existera plus », nous dit Carole Rennié, quilleuse depuis deux décennies, membre du club féminin Joker 86 qui s’entraîne à Pétange. Elle garde toutefois espoir tout en notant la difficulté croissante pour toutes les équipes à recruter de nouvelles joueuses. Elles sont encore douze dans son club, le plus capé du pays, la plupart pratiquant en « sport » et « classique » ; avec des effectifs aussi limités, le départ d’une quilleuse est toujours inquiétant, comme est encourageante l’arrivée d’une nouvelle recrue. En tant que présidente de la commission technique nationale, elle organise les championnats et la coupe, et remarque des efforts de communication de la part des clubs et de la fédération, qui organisent des événements conviviaux et publient leurs activités sur les réseaux sociaux. Mais trouver des cafetiers prêts à accueillir des finales et à restaurer les pratiquants et spectateurs est un casse-tête, d’autant plus qu’il faut, selon les règlements fédéraux, changer de lieu chaque année car chaque piste à ses particularités.
Quelle que soit la sous-discipline pratiquée, les quilleurs et quilleuses mentionnent la convivialité au sein et entre les équipes comme une des raisons principales d’espérer un regain d’intérêt pour les quilles. Le lien entre l’univers ludique des cafés et celui plus codifié des halls sportifs ne s’est jamais rompu, en atteste le fait que la plupart des pratiquants en « sport » et « classique » continuent de jouer en national, fût-ce occasionnellement. Carole Rennié, également la première et seule femme arbitre internationale en catégorie « sport », constate et partage le plaisir que prennent les quilleuses et quilleurs de tous les pays à se retrouver lors des compétitions annuelles. Sur la scène luxembourgeoise ou internationale, elle conclut que « les gens qui sont encore là sont tous passionnés. Il faut cette passion pour s’engager. D’ailleurs, dans les trois catégories, les rencontres sont toujours conviviales. » La survie des pratiques sportives tient aussi et surtout au plaisir qu’ont les participants à se rencontrer et à jouer ensemble.