Dans les années soixante, les dancings de la Grenz ont été des hauts lieux de sociabilité. Laura Steil les étudie en faisant valser les anciens

C’était au temps où la rue d’Audun dansait

En 1960, Marcel Schroeder photographiait le dancing Rossi
Photo: Photothèque de la Ville de Luxembourg / Marcel Schroeder
d'Lëtzebuerger Land du 25.08.2023

À Esch-sur-Alzette, la rue d’Audun commence après le passage sous le viaduc du chemin de fer et se prolonge sur la route départementale 16, après la frontière française. De nos jours, on y trouve une station d’essence, quelques bars dont il est difficile d’être sûr qu’ils sont ouverts, l’un ou l’autre snack à kebab, une pizzeria et une brasserie, plusieurs magasins spécialisés « tabathèques » et autres « alcoothèques » ainsi que divers chantiers, à l’arrêt en ce mois d’août. Au numéro 38, au dessus d’une agence immobilière, une enseigne affiche encore « Dancing – Discothèque ». Le vestige d’un autre temps. Un temps où cette rue était rythmée par les cafés et les dancings. Leurs noms ramènent à un pan d’histoire locale : Hein, Viola, Bernardo, Astoria, Rossi, Dickrechs Théid.

Cette rue du quartier de la Grenz était « l’épicentre des bals à partir du début du vingtième siècle », résume l’anthropologue Laura Steil qui s’intéresse à ces lieux de sortie nocturne, proches de la frontière. Nuit et frontière, deux zones de limites où les règles s’estompent. Diplômée de l’École pratique des hautes études de Paris, elle travaille pour le C2DH au sein du réseau de recherche transnational PopKult60 (FNR-DFG). Laura Steil s’intéresse à ces espaces « de sociabilité musico-dansés » qu’étaient les dancings autour des années soixante. La chercheuse s’était penchée sur la danse et les boîtes de nuit afro-antillaises autour de Paris pour sa thèse (Boucan, Presses Universitaires du Midi, 2021). Elle trouve des similitudes avec son sujet d’étude actuel car ces endroits de « sociabilité nocturne » offrent des espaces « où peuvent se reconfigurer les normes et les interactions sociales ». Elle note que les lieux de loisir ne sont pas dénués de sens politique et social, se trouvant des vecteurs de valeurs et révélateurs de sociétés.

Laura Steil concentre ses recherches sur les années soixante pour lesquelles on trouve encore des témoins. Mais les bals privés et les bals associatifs, en particulier dans les sociétés musicales en plein essor, font florès dès le début du vingtième siècle. Les premiers « dancings » apparaissent après la Première guerre mondiale. Avec l’explosion de l’offre, le bal change de statut, passant du rituel festif à l’habitude dominicale en particulier pour les jeunes des milieux populaires. Le mot « dancing » est forgé en France, revendiquant nettement un lien à la culture américaine, nous apprend Sophie Jacotot, auteure d’une thèse sur le sujet (Nouveau Monde, 2013). Il désigne « les établissements publics où les Parisiens s’approprient les nouvelles danses en provenance des États-Unis (fox-trot, shimmy, charleston…) ou d’Amérique du sud (rumba, tango). Les dancings concernent toutes les classes de la société : ils peuvent s’adresser à un public privilégié ou populaire. » À Esch, on trouve une petite annonce dans le Escher Tageblatt du 13 mai 1921 « Dancing à l’Hôtel Métropole à partir de 2 heures, entrée libre. » (La même année, une annonce dans le même journal vante un dancing « après minuit » au Trocadéro, installé sur le Champ de foire: À Luxembourg-ville, on n’a pas les mêmes horaires.) À l’époque, ce ne sont déjà plus tout à fait des nouveautés. On lit, toujours dans le Escher Tageblatt en février 1921, sous la plume du feuilletoniste Philinthe (le pseudonyme de Nicolas Ries éditeur des Cahiers luxembourgeois) : « Les dancings sont tellement entrés dans nos mœurs que d’héroïques qu’ils étaient à leur naissance, c’est-à-dire clandestins et nocturnes, /.../ ils se sont banalisés en un phénomène social, pour lequel on ne s’enthousiasme plus guère, mais avec lequel il faut compter. » Quelques années plus tard (12 septembre 1925), le même auteur regrette que les dancings aient pris le pas sur les « bals un peu guindés, mais si élégamment ordonnés et disciplinés d’antan » en dénonçant, dans un vocabulaire inaudible aujourd’hui, « les dancings sont nés en Amérique, chez un peuple jeune et sans tradition qui, pour se désennuyer, ne trouva rien de mieux que d’imiter les rythmes mélancoliques et les contorsions des tribus nègres ». Il termine son propos assassin : « Les dancings sont les salons des pauvres. »

À mesure que les dancing se banalisent, la presse n’en fait plus guère d’écho. Ces établissements recouvraient plusieurs fonctions. Ils servaient simultanément de café, souvent avec un jeu de quilles, d’auberge où on servait à manger, et parfois, de pension d’ouvriers. Les noms renvoyaient généralement à la famille propriétaire. Ainsi, le Viola a ouvert en 1924 en tant que café par un ouvrier d’une fabrique de pâtes, Ubaldo Viola, originaire de la région de Perugia en Italie. En 1953, sa fille Orlanda Vanoli-Viola reprend l’éblissement et en fait un dancing. Il est finalement revendu au patron de l’actuelle Brasserie des Terres Rouges, dans les années 1980. Cette enseigne orne encore la façade.

Laura Steil a une raison personnelle de s’intéresser aux dancings de la Grenz : « Ma grand-mère avait 18 ans en 1949, lorsque sa mère l’emmena dans un des dancings de la frontière. C’est à cet endroit qu’elle a rencontré mon grand-père », rembobine-t-elle. Un grand nombre de familles eschoises sur plusieurs générations partagent ce souvenir d’une histoire d’amour qui a commencé dans un dancing de la rue d’Audun. « Une espèce de mythe d’Esch. » Cependant, le sujet est peu documenté dans les archives officielles ou dans la presse. « Les festivités populaires ont relativement peu attiré l’attention des chercheurs ou des pouvoirs publics, sauf lorsqu’elles ont été perçues comme présentant un trouble à l’ordre public ». En creusant dans les archives eschoises, on trouve par exemple des demandes de « nuits blanches » (les bals commençaient généralement dans l’après-midi). La presse des années soixante regorge aussi d’annonces de bals. « Le 14 juillet, les Amitiés Françaises organiseront un grand Bal Populaire au Dancing Hein-Rodius, rue d’Audun avec le concours de l’orchestre bien connu René de Bernardy. Nuit blanche. Entrée libre », lit-on dans la rubrique « Aus dem Minett » du Luxemburger Wort du 13 juillet 1962. Quelques années plus tard, en 1966, la même annonce mentionne « le prestigieux orchestre The Allrounds » au même endroit.

Pour mener son étude, Laura Steil va rencontrer des dizaines de témoins, certains de la génération de ses grands-parents, mais plus généralement leurs enfants. « Il y a beaucoup de nostalgie et d’émotion quand on parle avec les eschois qui a ont vécu ces bals qui leur rappellent leur jeunesse, les meilleurs moments de leur vie. » Mais la mémoire fait défaut quand il s’agit de donner des informations concrètes et factuelles comme le prix d’entrée, les musiques les plus jouées, les vêtements portés. Ainsi, la série de photos prises par Marcel Schroeder en 1960 a suscité débats et discussions pour être située de manière certaine. « Les photos ont circulé sur différentes plateformes et sur des invitations sans trouver un consensus. Finalement on est maintenant sûr qu’elles ont été prises au Rossi. »

Dans ses recherches, l’anthropologue croise l’équipe du FerroForum. Elle partage avec eux l’ambition de rendre visible et de garder les traces d’une culture ouvrière peu documentée. Ensemble, ils veulent préserver l’histoire orale, donner de la valeur aux témoignages et replonger dans l’expérience du passé*. L’idée de reconstituer les bals d’antan permet de rassembler des témoins et de leur faire revivre l’époque. En juillet dernier, une piste de danse est spécialement installée au sein de la Metzeschmelz. Luciano Pagliarini réunissait des musiciens de la région pour animer le bal, non sans avoir fouillé dans les répertoires et partitions de l’époque. Des mobylettes anciennes et un stand de frites, souvent cités dans les témoignages complétaient le tableau. Une kermesse ouvrière prolongera l’expérience le 9 septembre.

« Les gens les plus âgés qui ont vécu les bals des années soixante ne peuvent plus vraiment danser », observe Laura Steil. Elle a également suivi des thés dansants organisés par le service senior de la Ville d’Esch. Les témoins retracent plutôt une ambiance, un sentiment. À moins qu’ils partagent des anecdotes précises. Fernande Miluzzi-Haan a aujourd‘hui 76 ans. Elle raconte qu’elle faisait le mur pour aller au dancing. « Elle avait rencontré un Italien en vacances avec ses parents et inventait des cours d’italien pour pouvoir sortir. Elle est toujours mariée à ce Massimo avec qui elle participait à des compétitions de danse et ils dansent encore ensemble », relate Laura Steil. De son côté, Jeng Georgen a grandi à l’étage au-dessus du dancing Astoria que dirigeait son grand-père. Il a maintenant 70 ans et livre un témoignage précieux quant aux questions de classes sociales qui fréquentaient les lieux. Dans la même rue d’Audun, le Casino (aujourd’hui le Conservatoire de musique) était une salle plus chic, fréquentée par les ingénieurs de l’Arbed. « Jeng y gagnait quelques sous en redressant les quilles et jouait avec le fils du patron dans le rue devenue piétonne à cause de travaux du chemin de fer », poursuit la chercheuse. D’autres témoignages se focalisent sur les musiciens, généralement des ouvriers qui s’assuraient un revenu complémentaire en jouant dans les bals. « Beaucoup jouaient aussi dans les harmonies car elles fournissaient les instruments de musique », précise-t-elle.

La mixité sociale était relative, mais les clients passaient souvent d’un dancing à l’autre. Le Hein, plus luxembourgeois et le Bernardo, plus italien étaient considérés comme chic. Le Viola avec ses chambres pour ouvriers était plus prolétaire. La bande dessinée Quéquette Blues (Dargaud, 1984), illustre bien cette idée. L’auteur Baru revient sur sa jeunesse à la frontière. L’histoire se passe à l’hiver 1965. On y lit un dialogue entre Baru et ses amis : « À propos de gonzesses, vous croyez qu’on va se lever quelque chose de potable à Esch... » – « Ben, c’est sûr. On ira chez ‘Rossi’ ou bien chez ‘Bernardo’. L’aprem’ y’a plein de petites nanas de quinze à seize ans ... Elles baisent pas, mais elles roulent des pelles facile... » – « On pourrait aller aussi chez ‘Hein’ ? » – « On fait pas le poids... Les gonzesses ici, elles ont le nez pour repérer les fauchés… »

La musique constitue un bon marqueur de l’évolution des dancings. Au fil des années soixante, on passe de l’orchestre assis qui joue des standards classiques, au cover band debout qui reprend des titres internationaux entendus à la radio. Les instruments changent, la guitare prend le devant de la scène, l’anglais fait son apparition dans les chansons. « Il n’y a pas de rupture nette, mais une continuité, une simultanéité », souligne Laura Steil. Elle raconte ainsi que le musicien d’orchestre Eddy Honken, célèbre pour avoir introduit la guitare hawaïenne au Luxembourg (on le voit dans le film d’Andy Bausch Entrée d’Artistes), donnait des cours de musique aux jeunes qui allaient constituer les cover bands. Progressivement, ces ensembles seront remplacés par des juke-box et des disc-jockeys. Les dancings deviendront des discothèques. (La première discothèque eschoise, le Standing ouvre en 1971, le dancing Rossi devient la dicothèque Number one en 1973...). En même temps, les danses à deux comme les valses et les tangos, puis les rocks sont remplacées par les danses individuelles qui ne s’apprennent plus dans des écoles ou dans les salons familiaux. « On ne danse pas de la même façon devant un orchestre que devant un DJ ». La grand-mère de Laura Steil qualifie ces danseurs de « Männercher », comme des bonshommes désarticulés qui bougent dans tous les sens. Les dancings étaient des lieux intergénérationnels. Les filles étaient accompagnées de leur père à qui les garçons demandaient la permission de danser. Les discothèques deviennent des endroits réservés à la jeunesse. Le chaperonnage y a vécu ses derniers jours. Désormais habitués à la mixité dans les lycées, les adolescents se passent de l’aval des parents pour danser. Et les histoires d’amour continuent d’y naître.

France Clarinval
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