Selon la définition de l’« investissement socialement responsable » (ISR) donnée par l’Association française de la gestion, la France fait figure de poids lourd mondial de ce segment de la finance, avec fin 2017 un encours de quelque 1 080 milliards d’euros, soit près du tiers des actifs gérés par les sociétés de gestion. C’est aussi la deuxième « place financière verte » mondiale, avec sept des dix fonds européens les plus performants sur le climat. Et, en un an, les investissements dans les entreprises d’énergies renouvelables y ont été multipliés par six.
Guère étonnant dans ces conditions que Deloitte ait consacré à l’investissement responsable français une grande partie d’un document intitulé « Asset Management Trends 2019 » publié le 26 mars. Pour ses auteurs, il serait devenu le « nouveau Graal des sociétés de gestion », qui s’y sont massivement converties, au point que l’on peut redouter quelques excès. Mais sa pénétration chez les investisseurs particuliers reste limitée.
L’investissement responsable est de plus en plus populaire auprès des sociétés de gestion. Une grande majorité d’entre elles ont développé des produits responsables et 31 pour cent de celles qui envisagent de nouvelles créations dans les deux prochaines années le feront dans ce domaine.
Un succès qui commence à poser problème à plusieurs titres. Selon Deloitte, de nombreuses sociétés de gestion peinent à passer d’un modèle intégrant les critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) dans leurs processus d’investissement à un modèle de « marque responsable et durable », plus propice à la différenciation à un moment où la concurrence va devenir plus rude.
Pour les auteurs du rapport la multiplication des produits se réclamant d’une démarche ISR fait également naître un risque élevé de « greenwashing ». Selon Deloitte, il existerait une forme d’ « éco-blanchiment » chez certains gérants d’actifs. Bien connu dans le domaine des produits de consommation courante, mais aussi dans l’automobile et l’immobilier, le terme désigne les actions de marketing et de communication qui visent à donner une image écologique à des produits ou à des services qui sont en réalité peu respectueux de l’environnement. Dans le domaine financier, on peut y ajouter la dimension sociale ou sociétale.
Les OPC sont particulièrement concernées. Une analyse publiée en novembre 2015 par l’Autorité des marchés financiers sur un échantillon de fonds a montré que dans 74 pour cent des cas, l’investisseur ne disposait pas d’une information suffisante pour lui permettre de comprendre ce que signifie en pratique le qualificatif ISR désignant le produit. Fin 2018, 157 fonds disposaient du « Label ISR » français pour une fortune totale de 41 milliards d’euros, soit seulement un quart de l’encours des fonds supposés être « socialement responsables ».
Le cas des « green bonds » est aussi intéressant. La souscription d’obligations vertes permet aux épargnants, en théorie du moins, de soutenir des projets favorables à l’environnement (énergie éolienne et solaire, transports économes...). Les émissions sont assorties de contraintes de transparence par le biais de rapports réguliers sur l’usage des fonds levés. Mais, en pratique, il existe un grand flou sur ce qui est financé et avec quels résultats.
Un flou que l’on retrouve dans les chiffres, où se mêlent le vert foncé et le vert pâle. En effet, selon l’ONG britannique Climate Bonds Initiative (CBI), l’encours mondial des « green bonds » se divise en trois catégories : à côté des obligations vertes certifiées (400 milliards de dollars) qui sont le cœur du marché, on trouve des titres émis par des sociétés « totalement alignées sur le climat » (95 pour cent de revenus verts) qui pèsent 500 milliards et ceux d’émetteurs « fortement alignés » (75 pour cent de revenus verts) pour 300 milliards. Selon CBI on peut même ajouter à ce total les 250 milliards de « municipal bonds » émis par des collectivités américaines.
L’étude de Deloitte montre aussi que l’engouement des sociétés de gestion pour l’ISR profite essentiellement aux institutionnels, qui représentent 80 pour cent des investisseurs. Chez les particuliers, malgré le « buzz » considérable fait autour de ce concept, l’adoption est lente, en partie à cause d’« une image historique non justifiée de renonciation à la performance ».
Si le rapport Deloitte ne donne pas une idée précise de la « position de retrait » des épargnants individuels, une enquête Ifop, réalisée en août dernier auprès de 1 002 personnes par questionnaire en ligne et intitulée « Les Français et la finance responsable », permet de s’en faire une idée. Ce sondage révèle un très faible niveau de connaissance de l’ISR, malgré l’intérêt que portent les épargnants à la démarche. Étonnamment, les établissements financiers portent une grande part de responsabilité dans cette ignorance.
61 pour cent des répondants ont déclaré accorder, dans leurs décisions de placements, « une place importante aux impacts environnementaux et sociaux ». Cependant plus des deux tiers n’ont jamais entendu parler de l’ISR ! Huit pour cent seulement déclarent connaître le concept, et cinq pour cent ont déjà investi dans un fonds ISR (contre trois pour cent en moyenne de 2013 à 2017).
Pourtant 27 pour cent se déclarent prêts à le faire, une proportion supérieure de moitié à la moyenne des années 2013-2017. Pourquoi ce décalage entre les intentions et la réalité ? La réponse est désarmante : c’est parce que, dans neuf cas sur dix, on ne leur a pas proposé d’investir dans l’ISR !
61 pour cent considèrent que les conseillers bancaires ou financiers sont les mieux placés pour les informer, tandis que les autres sources, comme les ONG spécialisées, les pouvoirs publics et les médias, restent marginales (de six à dix pour cent). Il semble donc que les banques, qui commercialisent pourtant de nombreux « fonds maison » dédiés à l’ISR, ne soient pas très pro-actives dans leur commercialisation auprès de leur clientèle de particuliers.
De son côté, l’Association française de la gestion financière (AGF) estime à 156 milliards d’euros l’encours des fonds ISR « stricto sensu », répartis de façon équitable entre institutionnels et particuliers. Ces derniers détiendraient environ 76 milliards, un montant à comparer aux 550 milliards de dépôts à vue, et qui ne représente que 1,5 pour cent de leurs placements financiers. La moitié des sommes, soit environ 38 milliards, figurent sur des produits souscrits en banque de détail. L’autre moitié se répartit à peu près à égalité entre fonds proposés en banque privée ou par des indépendants (20 milliards) et produits d’épargne salariale (18 milliards). Par ailleurs, 274 milliards d’euros ont été investis dans des fonds ESG, mais on ne connaît pas la proportion détenue par les particuliers. Dans tous les cas, selon l’AFG, elle devrait « continuer à progresser grâce à la multiplication des offres par les réseaux de distribution de produits d’épargne », à savoir les banques, les sociétés d’assurance, les conseillers indépendants et même la grande distribution.